Dehors, un élève autonome !

Nous, éducateurs, sommes si occupés à observer les talents qu’un enfant déploie dans la nature que nous oublions d’examiner une dimension essentielle : la liberté qu’il a, dehors. Et son corollaire, l’autonomie qu’il acquiert. Comment cette dernière s’épanouit-elle, dehors ? Et de retour en classe, comment la mesurer ?

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Un mercredi matin comme tous les autres, à Bouillé-Lorez (Deux-Sèvres) ; les élèves de moyenne section d’Aline Dechereux partent avec leur maîtresse et les copains de cette école maternelle, en zone rurale et défavorisée, dans le bois à 15 minutes à (petits) pieds de là. Mais d’abord, il faut s’équiper ! Hop, chacun remonte bien ses chaussettes puis enfile son pantalon de pluie. Maintenant, les bottes et le manteau. Oh, que ces boutons, cette fermeture éclair sont agaçants, quand on a 4-5 ans !

Les premiers pas d’un enfant autonome

La découverte de l’autonomie passe par cette étape, confirme Aline Dechereux : « Boutonner son manteau, le déboutonner, s’équiper… puis ranger ses affaires dans son sac en fin de séance, c’est une vraie conquête ! En début d’année, cela prend 15 minutes ! » Un apprentissage pas si anodin car il donne accès à l’enfant à une liberté de décision.

Julie Ricard, pédagogue par la nature et fondatrice de la forest school Autour du feu (1), en Bretagne, qui accueille dans ses ateliers des enfants de maternelle et primaire, témoigne : « Lors des premières séances, les enfants demandent s’ils ont le droit d’enlever leur manteau quand ils ont chaud, de mettre une couche de plus quand ils ont froid. Ces gestes, c’est le B-A BA de l’autonomie ; ils permettent à l’enfant de se connecter à ses ressentis. Or, prendre soin de son corps, c’est la plus belle autonomie ! »

L’enfant apprend donc à se débrouiller seul et à écouter son corps : j’ai chaud ? Froid ? J’aime/je n’aime pas mettre les pieds dans la mare ? Un apprentissage utile, pour la construction de soi !

Mais la sécurité ?!

Sur le papier, cette autonomie n’a que des atouts : elle dégourdit l’enfant, le rend confiant dans ses capacités et créatif dans ses activités. Mais qui dit plus de liberté, dit aussi plus de risques. Ce qu'explique l'article "L'école du dehors, c'est risqué, vraiment ?". Aussitôt, une alerte retentit dans le cerveau de l’enseignant ! L’enseignante Aline Dechereux confirme : « Laisser plus d’autonomie, c’est un vrai challenge pour les enseignants. C’est dur, d’accepter de ne pas avoir tous les enfants sous les yeux… car nous sommes formés à l’inverse ! »

Parmi les risques, il y a déjà la fréquentation de cette nature : « Il y a des souches d’arbres, à l’entrée du bois. Les enfants doivent apprendre à marcher sur un sol irrégulier sans trébucher. Puis au printemps, la nature change vite et les plus petits perdent leurs repères : la semaine dernière, les orties sortaient à peine de terre. Aujourd’hui, elles mesurent 30 cm ! » Mais une petite chute, une ortie qui pique, ce sont des bricoles. La vraie crainte, c’est qu’un enfant s’échappe…

On a appris à lâcher prise ; c’est plus agréable, pour eux comme pour nous ! Et nous gardons à l’œil les deux intrépides qu’il y a par classe…

Alors, les élèves ont une consigne : toujours voir un adulte. « Évidemment, quand ils jouent à cache-cache, ils ne nous voient plus ! Mais en fait, ils s’éloignent peu. Donc on a appris à lâcher prise ; c’est plus agréable, pour eux comme pour nous. Et nous gardons à l’œil les deux intrépides qu’il y a par classe. Mais eux sont aussi toujours bien occupés, dans les bois ! »

L’ex-enseignante devenue responsable de la formation Passeurs de nature (2), Émilie Lagoeyte, a une jolie formule pour évoquer la surveillance de la douzaine de 6-11 ans présents à ses ateliers du mercredi : « Notre périmètre fait un demi-hectare ; quand on est au milieu, on en voit 80 %. Il reste 20 % de buissons, dans lesquels les enfants fabriquent des labyrinthes ou vont goûter. Là, on ne les suit plus du regard… mais à l’oreille ! Avec la plupart d’entre eux, la confiance est telle que je n’ai presque pas besoin de vérifier où ils sont. Reste un tout petit nombre avec lequel je suis plus vigilante... »

Avec la plupart d’entre eux, la confiance est telle que je n’ai presque pas besoin de vérifier où ils sont. Reste un tout petit nombre avec lequel je suis plus vigilante...

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Explorer la nature, à son rythme et en toute autonomie !

Comment les enfants explorent-ils la nature ? L’enseignante Aline Dechereux : « Après le temps de parole de 10 min, à l’arrivée, je propose un atelier de 20 min, comme du graphisme en spirale avec des tracés dans la terre. Place ensuite à 1 heure de jeu libre. Les petits ‘’patouillent’’ dans la boue et la terre. Les plus grands ont des jeux plus élaborés, ils construisent et coopèrent beaucoup entre eux. » La récurrence de lieu apporte beaucoup.

« En semaine, les enfants observent la météo et imaginent ce qu’ils feront au bois, la fois d’après : ‘‘Il a plu ? La petite mare creusée avec les copains sera-t-elle remplie d’eau ?’’ Le mercredi suivant, ils courent vérifier l’état de la mare. Et depuis des semaines, les grands fabriquent une ‘‘ferme’’ ; ils ont ratissé le sol et créent un enclos avec des éléments de nature. Tous ces jeux viennent des enfants à 100% ! »

L’enfant va rechercher des cailloux, branches, etc., qui répondent à son questionnement… Il est acteur de sa rencontre avec la nature, qui se fait spontanément, sans être provoquée ou dirigée par un adulte.

Gillian Cante, chercheuse en sciences de l’éducation à l’université de Strasbourg, confirme combien le jeu libre permet à l’enfant d’être acteur et non simple exécutant d’une activité prescrite par l’adulte : « Dans la nature, tout le ‘‘cycle de l’autonomie’’ est là : tout part d’une intention de l’enfant (‘‘Tiens, et si je faisais…’’) ; cette intention mène à un questionnement (‘‘Comment je pourrais faire une ferme ?’’, pour reprendre l’exemple cité). Puis l’enfant va rechercher des cailloux, branches, etc., qui répondent à son questionnement. Il donne son propre sens à ce qu’il est en train de faire ! Il est acteur de sa rencontre avec la nature, qui se fait spontanément, sans être provoquée ou dirigée par un adulte. »

Fréquenter le même lieu l’invite en outre à répéter cinq fois, dix fois, la même action, jusqu’à ce qu’il en ait fait le tour. Aline Dechereux le voit bien dans son école : ce mercredi, trois fillettes ont passé une heure à sauter à pieds joints dans la mare, avec élan, sans élan… « Ça ne s’explique pas ; c’est un besoin. Quand elles auront exploré tous les aspects de ce jeu, elles passeront à autre chose. » L’enfant peut aussi « réinterpréter » un jeu qu’il invente, ajoute Gillian Cante : « Aujourd’hui, il plante une feuille au bout d’un bâton et fait comme s’il pêchait un poisson. Mais demain, il peut prendre les mêmes feuilles et les jeter en l’air, comme un feu d’artifice ! Les éléments de nature encouragent sa créativité et favorisent son autonomie. »

Entre anxiété et excitation, quand l’autonomie déboussole…

Parfois, cette bouffée de liberté déroute, comme l’a remarqué Hélène Saulou, qui emmène ses CE2 chaque semaine dans le jardin municipal voisin, à Tarbes. Au tout début, certains n’étaient pas à l’aise : « Ils n’ont pas développé de repères dehors, sur l’autonomie et la responsabilité face aux prises de risques. Alors, se retrouver dans le jardin public les inquiète… et du coup, m’inquiète un peu aussi ! » Ayant peu été dehors, ils ne mesurent pas les risques, parce qu’ils n’en ont jamais pris. Ils ont du mal à « lire » le paysage : ils ne savent pas qu’on peut déraper sur un sol boueux. « J’en ai même un qui est tombé à l’eau ! »

Mes élèves apprennent le respect de soi, de la nature, de l’autre… Et la capacité de s’écouter : comment ai-je envie de m’occuper, dehors ?

Mais surtout, ils ne savent pas quoi faire de cette autonomie : « Ils n’ont pas l’habitude qu’on les laisse libres ; cela les met dans un mélange d’anxiété et d’excitation. Pourtant, c’est une liberté relative que je leur laisse : nous sommes dans un jardin municipal, pas en pleine forêt ! »

C’est par la récurrence des sorties que ces enfants parviennent à goûter cette liberté : « Peu à peu, ils intègrent deux notions essentielles. D’abord, la responsabilité. Quand je les emmène au jardin public, je veux que nous passions un bon moment : eux, moi, mais aussi les autres promeneurs, qui veulent lire, écouter les oiseaux, sans être dérangés par des enfants bruyants ou qui jettent des bâtons dans le ruisseau. Première notion : mes élèves apprennent le respect de soi, de la nature, de l’autre. Seconde notion : la capacité de s’écouter : comment ai-je envie de m’occuper, dehors ? »

La liberté de faire à sa façon (ou non) : le temps de la réappropriation et de la confiance en soi

Si le jeu libre développe l’autonomie, celle-ci ne s’acquiert pas en un clin d’œil. Émilie Lagoyte précise : « Certains enfants ont besoin d’éléments ‘‘inducteurs’’. Par exemple, il y a une cuisinette de boue ou un ballon en mousse, accroché à une corde, que les enfants se renvoient à l’aide de bâtons. Nous proposons des exercices de défoulement (ce jeu de ballon) et d’autres plus cérébraux, comme la fabrication de tartine fleurie (du pain, du fromage frais et des primevères ou des violettes). Parfois, je propose une activité que les enfants se réapproprient en jeu libre… plus tard ! Les enfants viennent de ressortir une bâche en plastique et une corde qui n’ont pas servi depuis des mois. Ils ont eu besoin de ce temps pour qu’une idée germe… »

Cette réappropriation par le groupe est aussi réjouissante qu’étonnante, pour Julie Ricard. Il y a peu, elle a proposé de créer une abeille, à partir d’un cône d’aulne entouré de brins de laine dans lesquels était glissé du papier, pour les ailes. « Je n’ai pas fabriqué de modèle et n’ai pas encadré l’atelier. À la fin de la séance, j’ai découvert quantité d’insectes ; ce n’est pas ce que j’avais imaginé, mais c’était très créatif ! »

L’essentiel, ce n’est pas que l’enfant fasse l’activité ou non, mais qu’il fasse des choix.

« Nous, adultes, sourit Émilie Lagoeyte, devons accepter de ne pas toujours être moteurs. Certaines séances où l’on ne fait rien d’autre qu’observer, ce sont des jours de grâce. » Ils signalent que les enfants ont assez confiance en eux, et assez d’autonomie pour mener à bien leur projet. De toute façon, répètent les pédagogues par la nature, c’est le processus qui compte, plus que le résultat. L’énergie mobilisée, la créativité et le plaisir, voilà l’essentiel.

Autre facette de cette autonomie : l’enfant peut de ne pas faire l’activité proposée. Un droit qu’il n’a pas souvent ! Julie Ricard : « À quel moment peut-il vraiment choisir, dans ses activités périscolaires ou au centre aéré ? C’est pour cela que les activités ne sont jamais imposées. L’essentiel, ce n’est pas que l’enfant fasse l’activité ou non, mais qu’il fasse des choix. » Comme si on lui soufflait : « Vas-y, existe, prends ta place ! »

La liberté d’exister, hors du regard des adultes

L’enfant va dehors pour se dépenser, grimper aux arbres, construire des cabanes, mais aussi, ajoute Gillian Cante, « pour découvrir des coins tranquilles et se cacher, seul ou avec ses copains. Pas pour faire une bêtise mais parce qu’il est curieux, et que ce moment de repli lui est nécessaire. »

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Ces temps sans adulte sont rares et se réduisent même comme peau de chagrin, a montré William Bird, un médecin anglais. En 2007, il a suivi les déplacements d’une famille (sur quatre générations) de Sheffield, et a montré que le rayon des déplacements autorisés à l’âge de 8 ans a diminué au fil du temps. En 2007, donc, le jeune Ed a le droit d’aller seul au bout de la rue, à 300 m de chez lui. Sa mère, en 1979, pouvait se rendre seule à la piscine, à 800 m de chez elle ; le grand-père, en 1950, allait au bois, à plus d’1,5 km de chez lui. Et l’arrière-grand-père partait pêcher à 10 km.

Mais on peut ne pas les avoir sous les yeux et avoir confiance en eux ! Dans nos ateliers, nous leur accordons le droit à la solitude. En matière d’autonomie, c’est un sacré apprentissage pour l’enfant !

L’experte en pédagogie par la nature, Julie Ricard, conclut : « L’enfant d’aujourd’hui ne vadrouille plus ; à la maison comme à l’école, il se construit sous le regard constant des adultes. Il en déduit un message implicite : ‘‘Sans l’adulte, je ne suis rien’’. Cela révèle aussi le regard des adultes sur les enfants : on imagine que, sans surveillance, ces derniers vont faire des bêtises et/ou se disputer. Mais on peut ne pas les avoir sous les yeux et avoir confiance en eux ! Dans nos ateliers, nous leur accordons le droit à la solitude. En matière d’autonomie, c’est un sacré apprentissage pour l’enfant de se dire : ‘‘Je vais rester ¾ d’heure en autonomie et cela va bien se passer’’. »

Les enseignants reconnaissent que c’est transformateur, de voir les enfants dans un lieu où ils ont la liberté d’être : ils s’occupent, seuls ou en groupes, reviennent (ou non) vers l’adulte qui propose une activité. Et racontent, une fois en grand groupe, ce qu’ils ont vécu !

De retour en classe, ce qui a changé : un élan pour être soi et apprendre

Car il y a toujours ce plaisir de partager son expérience. Aline Dechereux l’a observé avec Max, 4 ans. Ce tout petit parleur en début d’année a commencé à s’exprimer pour raconter, à la fin d’une séance dehors, ce qu’il avait fait. « Il est toujours suivi par une orthophoniste mais il a pris confiance en lui. Et il prend même la parole en classe. Quelle victoire ! »

Pour Hélène Saulou, « l’école dehors permet à chaque enfant de développer sa singularité. Et l’autonomie qu’il acquiert dehors se répercute partout, en classe comme dans sa vie future. Il va s’interroger : ‘‘quelle place je prends ? quel impact j’ai sur les autres, sur mon environnement ?’’ Il développe aussi la capacité à savoir où il en est, ce qui lui plaît. En classe, je le vois : les élèves sont plus engagés dans les apprentissages. Les moments les plus calmes, ce sont ceux où ils font ce qui les anime. Certains dessinent, d’autres écrivent. »

Cette liberté inquiète parfois les enseignants : tout cela est-il bien au programme ? Mais oui ! C’est une façon d’être élève autrement, comme l’école dehors est une autre façon de faire classe. « Mes élèves dessinent beaucoup – et très bien. Et ils écrivent aussi des histoires… Ils développent des compétences transversales, essentielles en CE2. »

Cette belle autonomie conquise dans la nature amène en classe une bouffée d’oxygène, qui donne aux enfants l’élan pour apprendre, prendre leur place de citoyens, demain. Et vivre libres, tout simplement.

Découvrez les activités en plein-air et en forêt, ainsi que les fiches pédagogiques liées à la nature pour enseigner aux enfants toutes les matières scolaires dehors.

Références en notes de bas de page

(1) autourdufeu.org

(2) eveil-et-nature.com

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