Dehors, faire le plein de sens !

À quel moment invitons-nous encore l'enfant ou l'élève à toucher, sentir, écouter, goûter, observer ? Dans nos vies si pressées, dans nos emplois du temps si chargés, les 5 sens sont si négligés qu’ils finissent par s’émousser. Bonne nouvelle, l’école dehors est une belle manière de les remettre au centre de nos vies, celles des enseignant·e·s et celles des élèves – même les plus grands ! –, pour un rapport plus ancré aux savoirs et plus intime voire plus amical à la nature.

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Observez cet élève de 5 ans, en forêt, les deux bottes au bord d’une flaque d’eau boueuse... Concentré, il s’accroupit pour récupérer de quoi former une petite boule de terre qu’il malaxe entre ses deux paumes. Puis il pose cette boule sur le « gâteau d’automne » qu’il prépare. Il a trouvé une écorce d’arbre, et la recouvre de ces petites boules de terre, avant d’y ajouter des feuilles d’arbre orangées. Tout à l’heure, quand sa classe se réunira en grand groupe, il pourra raconter aux copains comment il a fabriqué ces boules rondes.

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Moins d’expériences sensorielles

Oui, mais… tout cela, c’est avant de rentrer à l’école des grands. Car à partir du CP, les expérimentations sensorielles sont souvent réduites à la portion congrue. Dominique Cottereau, professeure d’éducation à l’environnement (1), s’en alarme dans la préface du livre Cultiver la relation enfant-nature (2): « Comment se fait-il que notre société moderne n’accorde plus d’attention au chant des oiseaux, au bruissement du vent dans les blés mûrs, au clapotis du ruisseau ou au bourdonnement des insectes ? »

Écouter, regarder, toucher, goûter, bouger, sentir et ressentir constituent notre premier système d’interprétation des choses.

Or, pour elle, « la capacité à comprendre le monde ne vient pas seulement des explications rationnelles (…). Elle provient aussi des expériences sensibles que nous vivons. Nos sens ont cette fonction de faire circuler de multiples informations entre nous et l’alentour. Écouter, regarder, toucher, goûter, bouger, sentir et ressentir constituent notre premier système d’interprétation des choses. Et pourtant nous les mobilisons de moins en moins. » Quelle curieuse idée : alors que depuis sa naissance, le petit enfant découvre le monde par ses cinq sens, on estime qu’à partir de 6-7 ans, il peut s’en passer…

En élémentaire, on est censé ‘‘être grand’’, donc on apprend comme un grand (c’est la fin des manipulations), on reste assis comme un grand…

Nathalie Roux, conseillère pédagogique à Florac, en Lozère (3), analyse : « En élémentaire, on est censé ‘‘être grand’’, donc on apprend comme un grand (c’est la fin des manipulations), on reste assis comme un grand… et tous les dispositifs intéressants de la maternelle restent à la porte de l’élémentaire ! »

Quand l’école du dehors fait sens…

Marion Courtiol, qui enseigne à des élèves du CP au CM1 à Hures-la-Parade, en Lozère, s’en désole : « Les sens, c’est pourtant le point de départ, qui permet à l’enfant de créer un lien entre lui et le monde, avant de passer à des apprentissages plus abstraits. En élémentaire, on estime que cette façon d’apprendre était valable pour les tout-petits, mais qu’en accédant au langage, l’enfant n’a plus besoin de ses sens pour s’approprier ce qu’il découvre, et qu’il peut passer par l’abstraction. C’est une erreur ! Il n’a pas forcément le pouvoir d’abstraction que nous lui prêtons. Et même quand il raisonne, il a envie de manipuler, de ressentir pour s’approprier ce qu’il découvre. Même s’il est en CM2 ! » C’est ainsi qu’un savoir acquiert du sens, parce qu’il est relié à quelque chose que l’enfant a vécu dans son corps.

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

L’école dehors et les cinq sens

En grandissant, les 5 sens s’atrophient, donc… Mais heureusement, ils se rééduquent ! Dès qu’elle fait classe dehors, Marion Courtiol propose des activités sensorielles : des expérimentations nécessaires, car la nature peut faire peur, surtout à un enfant qui va peu à l’extérieur : toucher une limace, une plante qui pique ou voir une bête inconnue ? Surtout pas ! Mais en multipliant les expériences avec son corps, il va réaliser qu’au final, la nature n’est pas si hostile.

D’abord, le toucher, puis l’odorat…

Alors, quelles propositions sensorielles faire en classe dehors ? Pour le sens du toucher, la conseillère pédagogique Nathalie Roux propose aux élèves de fermer les yeux et de décrire en mots ce que leurs mains leur « disent » à propos de cette feuille d’arbre qu’ils touchent : est-elle douce ? duveteuse ? le bord est-il dentelé ?

Marion Courtiol fait manipuler à ses élèves une branche (piquante !) de genévrier ou de pin sans se faire mal ; elle leur fait ensuite retrouver une odeur dans la nature : « En bord de rivière, je fais sentir des crottes de loutre, à l’odeur caractéristique entre le miel et le poisson pourri. A eux d’en retrouver d’autres ! »

Réveiller leurs oreilles

L’enseignante poursuit : « Pour l’ouïe, je leur propose d’écouter les bruits alentour, les oiseaux, le vent, la route, puis de définir ce qui est proche/loin, comment qualifier un chant d’oiseau. » Parfois, les enfants ont besoin de « réveiller » leurs oreilles. Car s’ils sont « gavés » d’images, ils n’ont pas tous un sens de l’écoute développé.

Hervé Millancourt, le fondateur de Chiff-Chaff, éditeur de sons de la nature (4), remarque : « Leur sensibilité aux animaux les rend réceptifs aux jeux de blind test autour des cris d’animaux. Quand on leur fait entendre un loup, ils sont tout de suite attentifs ! L’échange donne l’occasion d’évaluer ce qu’ils savent. C’est un tremplin formidable. » Mais c’est un exercice complexe, de qualifier un son : avec quels mots décrire le chant du merle ou le cri du renard ?

Le goût, un sens difficile à exercer

Et le goût ? Nathalie Roux prévient : « Je ne fais rien manger aux enfants dehors, à de rares exceptions près, comme les mûres ! C’est une question de balance entre bénéfice et risque… et nous préférons être prudents. » Un jour, un enseignant suisse se mordit les doigts d’avoir fait goûter les fleurs d’acacia au parfum sucré à ses élèves de 7-8 ans. L’un d’eux, peu attentif, comprit que TOUTES les fleurs avaient bon goût. Peu après, en chemin vers l’école, il cueille une fleur et la goûte ; elle est amère, mais heureusement pas toxique. Arrivé en classe, il lance à son professeur : « Dis donc, elle était mauvaise, cette fleur jaune… »

On ne ramasse jamais rien près du sol… Les enfants ont compris le message : il y a des merveilles dans la nature, mais tout n’est pas mangeable !

L’enseignant retint la leçon : il suffit de louper une partie de l’information (quelques fleurs ont bon goût, pas les fleurs) pour la comprendre de travers. La dégustation de fleurs d’acacia s’arrêta là ! Marion Courtiol, elle non plus, ne prend pas de risque : « On ne ramasse jamais rien près du sol. Et je pars toujours avec un Camel Bag rempli d’eau et de vinaigre blanc, pour nettoyer ce qu’on trouve. Il y a peu, nous avons croisé un prunier sauvage ; nous avons nettoyé, puis goûté ses fruits. Les enfants ont compris le message : il y a des merveilles dans la nature, mais tout n’est pas mangeable ! »

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Les sens s’aiguisent-ils ?

Marion Courtiol, qui suit ses élèves plusieurs années, les voit changer : « Le sens le plus facile à évaluer, c’est l’ouïe. La capacité des enfants à distinguer les sons s’améliore. Certains sont plus doués que moi pour reconnaître les chants d’oiseaux ! Je note aussi que, lors du moment à moi (le MAM), leurs sens sont en éveil. Les premiers temps, les enfants prêtaient peu attention à ce qui se passait autour d’eux. Je les vois maintenant plus attentifs ; ils disent : ‘‘J’ai entendu tel petit oiseau, il est de retour !’’ ou ‘‘J’ai essayé de reproduire le chant de cet oiseau’’. Avant, leurs remarques portaient plutôt sur ce qu’ils avaient vu ou touché. Ces sens plus en alerte ouvrent le champ de leurs explorations. J’aime qu’à chaque séance dehors, toutes les portes d’entrée soient ouvertes, l’émotionnel, le sensoriel, le cognitif et l’imaginaire ! »

Plus attentifs à la nature qui les entoure…

Nathalie Roux fait le même constat. Seuls pendant le MAM, les enfants portent un regard affûté à ce qui les entoure : « Ces MAM, ils en parlent comme de moments magiques. Ces instants liés à des expériences sensorielles fortes, où chacun est connecté à ses sensations profondes, font surgir des pépites d’or ».

Elle se souvient de haïkus écrits – sans effort ! - après ces séances dehors. L’un d’eux, inventé par un garçon de CM1, l’a marquée : « Vent assourdissant, rivière qui résonne, et moi ne sachant que faire ». Ce jour-là était froid et venteux, et le haïku témoigne de l’inconfort du garçon, car une expérience sensorielle forte n’est pas toujours positive ! Une autre avait écrit : « Soleil, j’ai froid, viens danser avec moi et réchauffer ma peau… »

… et à leurs corps

La conseillère pédagogique se réjouit : cette expérience sensorielle avant la séance d’écriture a remis tous les élèves à égalité, qu’ils soient forts en classe ou non ! Elle se rappelle aussi d’un enfant qui semblait déconnecté de son corps. Pendant le MAM, elle le voit écrire à plat ventre dans les feuilles, comme s’il cherchait le contact avec le sol. Pour cet enfant, si peu connecté à lui-même, cette position avait un sens !

Nathalie Roux propose aux enseignants qu’elle accompagne de récolter pendant la classe dehors des « Pollens », Petites Observations Lucides et Légères d’un Élève en Nature ; des petits détails qu’on ne verrait pas en classe, mais qui parlent de ce que l’élève éprouve/recherche.

L’enseignante fait l’hypothèse que l’école dehors, en changeant la forme scolaire (un nouvel espace + une entrée dans les apprentissages par le corps/le sensoriel plutôt que par la tête), autorise l’élève à changer d’identité… et à abandonner son costume du « mauvais élève » qu’il était peut-être, en classe ! Une sorte de « réinitialisation » de son rapport à l’école.

Pourquoi il est nécessaire de partager cette expérience sensorielle

Pour que cette expérience sensorielle s’ancre en l’enfant, poursuit-elle, « il doit mettre en mots ce qu’il a vécu. Sans ce retour, il manquerait quelque chose à l’apprentissage. Cette expérience sensorielle agirait un peu comme une rivière souterraine, dont on ne sait pas quand elle ressortira. En mettant des mots dessus, l’élève n’a pas besoin d’attendre des années pour qu’elle réapparaisse et pour exprimer son attachement à la nature ! »

Cette approche sensorielle participe à l’ancrage des apprentissages. Un exemple ? L’adjectif « rugueux ». Raccroché à rien de concret, il a du mal à être compris par l’enfant. Mais si l’enfant touche une écorce rugueuse, en forêt, cet adjectif devient un savoir concret plus ancré, qui peut être plus facile à retenir ! L’élève qui partage son expérience de nature avec sa classe n’est pas le seul à en tirer profit : ses copains, eux aussi, s’enrichissent en l’écoutant. Nathalie Roux résume : « Chacun est à la fois nourri par ce qu’il a vécu, et enrichi par ce que les autres rapportent de leur expérience ! » Tous ces partages nourrissent aussi la cohésion du groupe.

L’enfant doit mettre des mots sur ses ressentis, pour identifier le bénéfice de son expérience de nature. Sans ce passage par les mots, celle-ci peut ‘‘glisser’’ sur lui.

Le vice-président de la FCPN (5), François Lenormand, revient lui aussi sur l’importance de la mise en mots. L’animateur nature analyse ce que le projet Le Grand secret du lien (6) a changé dans sa pratique : « Dans les clubs CPN, on est naturaliste, très attaché à l’acquisition de connaissances. Mais la construction d’un enfant doit se faire sur deux jambes, la connaissance et la sensibilité à la nature. Cela ne sert à rien de faire de têtes bien pleines, mais indifférentes à la nature… Les psychopédagogues insistent : l’enfant doit mettre des mots sur ses ressentis, pour identifier le bénéfice de son expérience de nature. Sans ce passage par les mots, celle-ci peut ‘‘glisser’’ sur lui ».

Les sens, c’est une fabrique à souvenirs !

François Lenormand poursuit : « En éducation à la nature, on le sait, les injonctions ou les messages rationnels ne convainquent pas. Il faut passer par l’émotionnel ; c’est lorsque l’enfant revient sur ce qu’il a vécu que de belles surprises surgissent. On voit des larmes d’émotion, un enfant qui déclare : ‘‘Je ne savais pas que la nature pouvait me faire ça’’. Cet enfant-là, c’est sûr, aura de l’empathie envers le monde qui l’entoure ! »

La sociologue Anne-Louise Nesme (2) confirme : « On protège (…) ce que l’on a expérimenté et plus encore ce à quoi nous sommes attachés, ce qui nous est intime et cher ». Et justement, le dehors, avec tous les sens en éveil, c’est une fabrique à souvenirs exceptionnelle ! La preuve ? Il ne faut pas longtemps aux deux expertes enseignantes pour retrouver des souvenirs sensoriels de cette nature qu’elles aiment tant. Pour Marion Courtiol, c’est « l’odeur de la garrigue. J’ai grandi au milieu du thym, du romarin, de la lavande ; quand je rentre chez moi, cette odeur-là me touche toujours ; c’est une odeur familiale ! » Et pour Nathalie Roux, « c’est faire la planche dans une rivière et se sentir dissoute dans le paysage ! » Gaston Bachelard l’écrivait poétiquement : « Nous ne pouvons pas aimer l’eau, aimer le feu et aimer l’arbre sans y mettre un amour, une amitié qui remonte à notre enfance. »

Une expérience sensorielle qui nous remet à notre (juste) place

Ces expériences sensorielles nous apprennent enfin beaucoup sur notre condition humaine, rappelle Hervé Millancourt. Au cours d’une balade nocturne avec un ami spécialiste des mammifères, ce dernier hume l’air et chuchote : « Ça sent le sanglier ». À son tour, Hervé Millancourt note une odeur forte, d’animal sauvage. Peu après, une troupe de sangliers déboule, frôlant les deux hommes cachés derrière des arbres !

Ce moment « archaïque », où l’humain se laisse guider par son odorat, nous rappelle notre statut de mammifères, et nous remet à notre juste place. Nous ne sommes pas au centre du monde, mais des êtres vivants parmi d’autres, appartenant à un ensemble plus vaste, dont il faut prendre soin. Et si ces expériences sensorielles, qui tissent un lien intime entre l’enfant et la nature et le marquent à vie, faisaient grandir en lui le sentiment qu’il n’est pas DANS la nature – comme il le serait dans un décor – mais DE la nature ?

Références en notes de bas de page

(1) Elle a écrit et coordonné plusieurs ouvrages dont Dehors, ces milieux qui nous trans-forment, L’Harmattan.
(2) Cultiver la relation enfant-nature, De l’éloignement à l’alliance, Anne-Louise Nesme, Chronique sociale.
(3) Et auteure de A l’école de la nature, on sort ! 50 activités pour apprendre en plein air, ESF.
(4) Auteur de Qui chante dans mon jardin ? Larousse. Voir aussi la sonothèque Chiff-Chaff sonotheque@chiff-chaff.com et un blind test sur « Les voix de la nature », sur YouTube https://bit.ly/3rfRwvt
(5) Il est aussi auteur de L’approche sensible en éducation à la nature, FCPN.
(6) En 2017-2018, 50 enfants et adolescents ont passé 25 jours dans la nature (par période de 2 à 5 jours). Des psychopédagogues et des chercheurs en sciences de l’éducation les ont suivis pour étudier comment le lien qui unit l’enfant à la nature se tissait :
legrandsecretdulien.org

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