Comment faire germer l’esprit scientifique ?

Dehors, l’enfant se retrouve en position d’explorateur et s’initie à la science sans le savoir. Comment développe-t-il son esprit scientifique ? Observer, bâtir une hypothèse, expérimenter, s’apercevoir qu’elle était fausse, en échafauder une autre, aiguiser son sens critique… Retour, étape par étape, sur ce que vit l’apprenti scientifique dans la nature !

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Comme chaque jeudi après-midi, les élèves de CP et de CE1 du Sacré-Cœur, une petite école rurale, à Bouvignies, dans le nord de la France, et leurs trois enseignantes de maternelle et élémentaire font l’école dehors. En ce jour d’après-pluie, rapporte leur enseignante Pia Kaczka, ils observent quelque chose qui les intrigue : des vers de terre gris… et d’autres, roses. « Comment ça se fait ? », se demandent-ils. Louise, une fillette dont l’avis compte auprès de ses camarades, car elle est bonne en classe, fait l’hypothèse que les vers de terre roses sont propres, et les vers de terre gris… sales !

Un préalable : observer la nature

Voilà comment, devant des vers de terre qui ne pensaient pas déclencher un tel intérêt, naît l’étincelle de curiosité qui donne aux enfants l’envie d’en savoir plus ! Il faut dire, note Laura Nicolas, formatrice d’enseignants à l’Inspé de Créteil (1) que « Le dehors est un laboratoire à ciel ouvert. Il propose aux enfants toute la démarche d’investigation nécessaire au développement de l’esprit scientifique. Pilier incontournable, l’observation. Elle peut être flottante ou plus focalisée, quand les enfants sont amenés à observer telle plante, tel paysage ou animal, à trouver des éléments d’une couleur/d’une forme spécifique. L’avantage ? Dans la nature, l’observation se fait au cœur d’un vivant qui change. »

Le dehors est un laboratoire à ciel ouvert. Il propose aux enfants toute la démarche d’investigation nécessaire au développement de l’esprit scientifique.

Amandine Sequeira, qui enseigne aux 3-5 ans, confirme : « Dehors, c’est facile d'éveiller leur curiosité. Les changements de saison, la météo, le chaud, le froid, le vent, la faune, la flore, tout ce qu’ils observent, et tous les changements qu’ils perçoivent, ils les vivent dans leur corps… » avant même de les mettre en mots, pour les plus jeunes.

Laisser l’enfant libre d’aller vers ce qui le touche

En plus, l’observation est facilitée, car « les événements qui vont susciter les questions se produisent dans un cadre auquel les élèves sont attachés », ajoute Laura Nicolas. Impossible en effet d’imaginer cette étape sans l’engagement de l’enfant sur le plan sensoriel et psycho-affectif.

Le biologiste Marc-André Selosse, professeur du muséum d’Histoire Naturelle qui enseigne en France et à l’étranger (Gdansk, Kunming) (2), explique : « Contrairement à ce que pensent beaucoup, l’esprit scientifique se construit à partir de choses qui nous touchent ; car on ne se pose pas de questions sur une chose qu’on ne connaît pas et qui ne nous touche pas. D’où l’importance de l’étape de sensibilisation sensorielle, tactile, olfactive, etc. C’est cet éveil personnel, cette façon d’être vigilant au monde qui permet, ensuite, de s’emparer d’un questionnement sur cette chose puisque maintenant, elle nous touche. »

Cette curiosité s’aiguise peu à peu. Il poursuit : « Le monde qui nous entoure recèle des informations… mais ce n’est pas écrit ‘’informations’’ dessus ! Il faut un accompagnement pour que l’observation devienne une compétence de base, au même titre que lire, écrire et compter. »

Les questions qu’ils se posent et l’hypothèse qu’ils formulent partent de leurs observations…

Pour que cette observation porte tous ses fruits, indique Florian Houdelot, animateur réseau au Graine Bourgogne-Franche-Comté (3), « c’est préférable que les enfants soient habitués à être libres dans la nature, avec des activités non dirigées (du jeu libre). Ainsi, les questions qu’ils se posent et l’hypothèse qu’ils formulent partent de leurs observations, donc de leurs intérêts spécifiques. Si elles partent de l’adulte référent, les enfants répondent à son questionnement… et pas au leur. »

Plus on laisse les enfants libres, plus leur curiosité s’éveille, et un cercle vertueux se met en place. Il détaille : « Quelque chose attise ma curiosité ; cela me donne envie d’en savoir plus. Je vais apprendre (ou me questionner) tout seul, pas pour faire plaisir aux adultes, mais pour répondre à mon besoin de comprendre les choses qui m’entourent. Les comprenant, j’attise ma curiosité… Et la boucle est bouclée ! » Les enseignants habitués à l’école en plein-air le savent bien, note Pia Kaczka, « Dehors, il faut oublier ce qu’on avait planifié, accepter l’imprévu et se laisser embarquer par la curiosité des enfants ! »

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

La « questiologie » à l’œuvre

D’où vient le vent, que font les hérissons en hiver… Voilà quelques-unes des questions – si pertinentes ! – posées par des petits de 3-5 ans, d’Amandine Sequeira. D’autres fois, il faut accompagner ce questionnement. Florian Houdelot : « Le principe, c’est de ne jamais donner la réponse à l’enfant, mais de susciter une interrogation donc de stimuler son envie d’apprendre. Par exemple, en partant de ce qu’il a observé : tu as remarqué des feuilles au sol ; tu sais pourquoi elles tombent ? »

Bérénice Gastrin, enseignante de l’école qui sort dans la forêt toute proche avec ses CE2, CM1 et CM2, mesure chaque vendredi la force de cet art du questionnement : « L’autre jour, on est parti à l'aventure par petits groupes décalquer des écorces d'arbres et chercher des empreintes. Un garçon très observateur a découvert un rond par terre, comme si quelqu'un s'était allongé là. Quel animal était-ce ? Vu la taille du rond, le garçon a fait l’hypothèse que c'était un lièvre qui s'était reposé, puis avait fui. On a cherché à vérifier cette hypothèse. On a trouvé des petites crottes - peut-être de lapin. Puis on a imaginé son parcours, cherché d’autres indices, et trouvé des empreintes. Celles d’un sanglier ? D’une biche ? D’un faisan ? Cette capacité à se questionner se propage entre eux ! »

Et d’autant plus que « Les hypothèses et les solutions qu’ils imaginent trouvent leur origine dans le monde concret », dit Laura Nicolas. Celui qu’ils ont sous les yeux, là, autour d’eux… Une expérimentation plus simple que si elle se faisait en classe !

Un questionnement puissant… et des réponses poétiques

En matière de questiologie, les enfants pourraient nous donner des leçons. Marc-André Selosse : « Je le constate avec mes étudiants : ils ne sont pas habitués au monde qui les entoure. Alors, ils questionnent encore ce qu’ils voient, ce que nous ne faisons plus. Par exemple, on est habitué à voir les feuilles changer de couleur à l’automne, mais sait-on pourquoi ? »

Je le constate avec mes étudiants : ils ne sont pas habitués au monde qui les entoure. Alors, ils questionnent encore ce qu’ils voient, ce que nous ne faisons plus.

Cette capacité de s’étonner devant ce que nous, adultes, ne voyons plus, est encore plus nette chez un enfant jeune qui découvre le monde. Et, chez lui, la frontière entre le réel et l’imaginaire n’est pas toujours étanche, ce qui produit des idées aussi poétiques que farfelues. Amandine Sequeira cite un garçon qui, un jour de grand froid, a rangé une plaque de glace dans son cartable, parce qu’il voulait l’observer chez lui. « Elle avait déjà un peu fondu dans son cartable quand on s’en est aperçu ! »

Pas besoin d’aller jusqu’à l’étape de vérification. Tout dépend de ce que l’on vise : L'augmentation du savoir ? La compréhension du monde qui nous entoure ? Le respect du vivant ?

Cet état d’esprit si frais réjouit Florian Houdelot : « Les enfants n’ont pas de limites. Je me rappelle d’une sortie avec des petits de 5-6 ans. Nous avions repéré des traces d’animaux compliquées à identifier. De qui provenaient-elles ? Certains m’ont dit : ‘’Ce sont peut-être des lutins’’. Dans ces cas-là, je ne déconstruis pas leur imaginaire ! Je réponds : ‘’Peut-être… Sinon, on peut faire une photo et si tu as envie, on peut chercher ensemble’’. Ces deux approches ne s’excluent pas, d’ailleurs. Mais en tant qu’animateur, comme je ne suis pas dans un contexte éducatif, je n’ai pas besoin d’aller jusqu’à l’étape de vérification. Tout dépend de ce que l’on vise : L’augmentation du savoir ? La compréhension du monde qui nous entoure ? Le respect du vivant ? »

Les allers-retours entre le dedans et le dehors

La photo illustre en tous cas bien l’aller-retour possible entre ce qu’on observe dehors, et ce qu’on vérifie/approfondit en classe. Et cet aller-retour permet d’enracinement plus profondément un nouveau savoir chez l’enfant. D’abord, dit Florian Houdelot : « Il y a un ancrage sensible, sensoriel, fait par l’expérience que le corps a vécu dans la nature. Ensuite, il y a l’ancrage mémoriel, avec les mots, quand, lors du regroupement en fin de séance, l’enfant raconte aux copains ce qu’il a trouvé. La photo est un bon moyen pour partager ses découvertes. Elle permet en plus de s’engager dans une démarche scientifique : on essaie de déterminer le nombre de doigts, de coussinets, de griffes ; s’il s’agit d’un ongulé, etc. »

De retour en classe, les enfants jouent les enquêteurs. Ils vérifient dans des livres ce qu'ils ont observé dehors.

Ce moment vécu tous ensemble, il devient facile de le mobiliser, une fois de retour en classe. Imaginons que des CM2 construisent une cabane à l’aide de branches. Pour que l’ensemble tienne debout, l’enseignant a introduit la notion de calculs d’angle et de poids. La prochaine fois qu’en classe, il abordera cette notion, il pourra dire : « Vous vous rappelez, quand on a construit cette cabane, en forêt ? Qu’a-t-il fallu calculer ? »

Pia Kaczka mesure le bienfait de l’aller-retour dedans/dehors sur l’ancrage des savoirs : « De retour en classe, les enfants jouent les enquêteurs. Ils vérifient dans des livres ce qu'ils ont observé dehors. Une étape dehors, une confirmation par les livres : c’est une base de mémorisation magnifique ! »

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Les bienfaits du tâtonnement et de l’erreur

Construire une nouvelle hypothèse puis un nouveau savoir ne se fait pas sans le tâtonnement expérimental cher à Célestin Freinet. Avant de trouver l’hypothèse qui se vérifie par l’expérimentation, il faut en général se tromper plusieurs fois. Florian Houdelot rassure : « Mais sans erreur, pas de réussite ; car on n’arrive jamais à faire les choses du premier coup ! Les plus grandes découvertes, c’est une somme d’erreurs… » D’ailleurs, il serait plus juste de remplacer le mot « erreur » par « essai ».

Bérénice Gastrin décrit une expérience de filtration de l'eau, testée avec divers éléments : « Ils ont essayé avec de l’écorce d’arbre, de l’herbe, de la terre argileuse ou sableuse. Ils ont vu de suite ce qui marchait ou non, donc ils ont compris l’intérêt de ces essais - en classe, cela aurait pris plus de temps. À force de faire ces expériences dehors, ils développent une logique mathématique ; ils anticipent les erreurs ou les difficultés qu'ils pourraient rencontrer, au lieu de se lancer tête baissée comme ils le faisaient parfois au début ! »

Les enfants voient aussi que nous, nous nous trompons. Donc, l’erreur n’est pas frustrante, elle permet plutôt de mieux réfléchir !

Amandine Sequeira, elle aussi, remarque qu’il y a moins de réponses données au hasard et plus de réflexions, chez ses petits de maternelle. Pia Kaczka rajoute : « Les enfants voient aussi que nous, nous nous trompons. Donc, l’erreur n’est pas frustrante, elle permet plutôt de mieux réfléchir ! » Bérénice Gastrin se souvient d’un jour où l’expérience de filtration de l’eau ne marchait pas et que ses élèves l’ont aidée. Elle sourit : « On a tâtonné ensemble. Nous étions tous au même niveau ! »

Florian Houdelot rajoute : « Cette question des tâtonnements interpellera pas mal d’enseignants qui n’étaient pas accompagnés, quand ils se sont lancés à l’école dehors… Mais si dehors, il n’y avait que des enseignants (ou des éducateurs) naturalistes dehors, cela se saurait ! »

Esprit scientifique et esprit critique

On ne peut pas imaginer que l’esprit scientifique germe sans que grandisse, aussi, l’esprit critique. Car l’un ne va pas sans l’autre, puisque la démarche scientifique apprend la remise en question, oblige à travailler sur ses certitudes. Florian Houdelot : « En développant sa capacité à se questionner sur les choses que l’on voit autour de soi (ou les informations que l’on reçoit), on est plus à même de se faire son propre avis. C’est intéressant pour la construction de son libre arbitre ! »

Ils découvrent que cette démarche scientifique n’a pas de limite : ils savent qu'à chaque question qu'ils se posent, ils peuvent formuler une hypothèse, et vérifier si elle est correcte. Ils deviennent moteurs de ce qu’ils savent.

Cet esprit critique, les élèves ne doivent pas en manquer, confrontés qu’ils sont (seront bientôt) à une avalanche de fake news. Pia Kaszka trouve les siens déjà bien armés : « Ils découvrent que cette démarche scientifique n’a pas de limite : ils savent qu'à chaque question qu'ils se posent, ils peuvent formuler une hypothèse, et vérifier si elle est correcte. Ils deviennent moteurs de ce qu’ils savent. Et comme ils partagent leurs réponses avec la classe et qu’on ne peut pas dire n’importe quoi aux autres, cela les oblige à vérifier ce qu'ils vont dire ! »

Pour aiguiser leur vigilance, elle leur montre des incohérences trouvées sur le web : « Par exemple, une vidéo disant qu’en coupant un ver de terre en deux, on obtenait deux vers de terre. On en a beaucoup discuté en classe ! » L’expérience n’a pas été reproduite dans le jardin. Laver un ver de terre gris pour voir s’il devient rose, d’accord, mais pas question de sacrifier un animal sur l’autel de la science. L’école dehors qui fait éclore des jeunes esprits scientifiques dotés d’un sens critique aiguisé et d’une dose d’éthique, voilà une belle promesse pour les enjeux de demain !

Découvrez les activités en plein-air et en forêt, ainsi que les fiches pédagogiques liées à la nature pour enseigner aux enfants toutes les matières scolaires dehors.

Références en notes de bas de page

(1) Elle est aussi fondatrice de Ma Petite forêt : mapetiteforet.fr
(2) Et auteur, entre autres, de Les Goûts et les couleurs du monde, et Petites histoires naturelles, Actes Sud.
(3) Il est aussi en charge de l’expérimentation pédagogique.

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