En janvier 2024, à Besançon, une conférence sur l’école dehors était organisée par l’Académie. Élise Sergent, l’une des enseignantes « pionnières », qui sort en forêt avec ses CM1 et CM2 de l’école de Mancenans (Doubs) depuis 6 ans, y était : « Pour faire participer les enseignants présents, la conférencière nous demande comment nous définirions l’école dehors en un mot-clé. Le premier sorti ? ‘‘Liberté’’. Suivi de près par ‘‘Bien-être’’… »
Lutter contre le trop-plein d’activités
Mais avant d’éprouver l’une ou l’autre, il y a du chemin à parcourir ! Car dehors, l’enseignant·e doit adapter sa pratique. D’abord lutter contre le trop-plein d’activités, une tendance partagée par beaucoup, pour s’assurer que les élèves apprennent quelque chose, ou que s’ils n’aiment pas le premier atelier, ils accrocheront au second.
Élise Sergent se reconnaît dans cette description… et s’en amuse : « Les premiers temps, c’est vrai, je préparais trop d’activités. Au fil du temps, j’ai allégé le programme, pour laisser place à l’imprévu et me laisser le temps d’observer les élèves – ce qu’on ne peut pas faire, quand on lance sans cesse des activités. » Sarah Wauquiez, enseignante, pédagogue par la nature (1), qui a mené la recherche-action « Grandir avec la nature », note : « Les enseignants se rendent vite compte qu’ils ont prévu trop de contenu ; ils réduisent le programme de moitié, la fois suivante. Dehors, il faut trouver le bon mix entre un peu de préparation et un peu de place à ce qui émerge ! »
Lâcher son identité de celui ou celle qui transmet le savoir
L’école dehors bouscule les pratiques car, dehors, l’enfant a sous la main tout ce qu’il lui faut pour devenir acteur de ses apprentissages. Pour un·e enseignant·e formé·e à transmettre du savoir, ce n’est pas facile d’abandonner cette identité et se mettre en retrait.
Estelle Jaeck, qui sort depuis cette année en forêt avec ses CE1 et CE2, à Langensoultzbach (Bas-Rhin), reconnaît : « C’est un vrai apprentissage, de ne plus être au centre ; pourtant, je sais bien que les enfants ‘‘impriment’’ mieux un savoir lorsqu’ils le trouvent par eux-mêmes. Mais j’ai toujours peur qu’ils s’ennuient… Et je les guide encore trop. Je dois pouvoir les laisser chercher davantage tout seuls. »
“L’école dehors oblige à requestionner les postures pédagogiques : l’enseignant n’est désormais plus celui qui détient le savoir. Ce sera de plus en plus le cas, si l’on pense aux compétences d’avenir que doit acquérir l’enfant…
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Désormais, Estelle Jaeck met à disposition des élèves des outils pour qu’ils trouvent la réponse par eux-mêmes, sans qu’elle intervienne. Parfois aussi, note Magali Savio, animatrice nature en Alsace (2), qui accompagne des classes dehors, « Certains enseignants ont du mal à ce que tous les élèves ne fassent pas tous les ateliers proposés. On explique que même si un enfant ne suit pas l’atelier, il n’est jamais inactif, dehors : s’il ne fait pas l’activité sur les oiseaux maintenant, parce qu’il s’entraîne sur la slackline, c’est que ce n’était pas le moment pour lui. »
Sarah Wauquiez rajoute : « L’école dehors oblige à requestionner les postures pédagogiques : l’enseignant n’est désormais plus celui qui détient le savoir. Ce sera de plus en plus le cas, si l’on pense aux compétences d’avenir que doit acquérir l’enfant… Ce changement, les enseignants le perçoivent comme une remise en question de leur rôle. Beaucoup sont déconcertés : ‘‘Dehors, je n’ai pas l’impression de remplir ma mission. J’observe, j’accompagne… mais je n’enseigne pas ; c’est quoi, mon rôle ?’’ »
Une nouvelle posture mais une vraie place : la nature seule ne suffit pas…
Ce cheminement déroutant, Maëlys Lambert l’a vécu avec ses élèves de 3 à 7 ans de l’école rurale de Hyémondans (Doubs). Elle sort en forêt depuis 6 ans et a tâtonné, au début : « Je me suis sentie inutile, dehors ! Il y avait une part de moi qui voulait être une bonne enseignante, alors je proposais des activités mais elles ne prenaient pas. Je ne me sentais pas à ma place. Ce n’est pas évident d’adopter une nouvelle posture, surtout quand, comme moi, on n’y connaît rien en nature ! Je me suis formée sur Internet. Peu à peu, j’affine ma pratique : je pensais que la nature suffirait à éveiller les enfants. En fait, non. Maintenant, j’éveille leur curiosité en classe… Par exemple, je lis un album avec un champignon nommé Poc, pour rentrer dans le sujet par l’affectif ; je mets les enfants ‘‘en appétit’’… et l’aventure continue en forêt, où je leur laisse une grande liberté. Les enfants font comme moi : ils s’ouvrent à la nature et nous apprenons tous ensemble ».
“La question ‘‘À quoi je sers ?’’, peut faire peur… C’est toujours inconfortable, de changer ses pratiques ; on se demande si ce qu’on fait va dans le bon sens !
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Cet ajustement prend du temps, pour Sarah Wauquiez : « Il faut une année pour s’habituer à expérimenter avec les élèves, s’émerveiller avec eux… Bref, redevenir un apprenant à côté des enfants ! » C’est plus facile à dire qu’à faire, quelquefois, reconnaît Romain Cantat, animateur nature à la Maison de l’eau et de la rivière (MER), dans les Vosges (3): « La question ‘‘À quoi je sers ?’’, peut faire peur… C’est toujours inconfortable, de changer ses pratiques ; on se demande si ce qu’on fait va dans le bon sens ! »
Dehors, comment être raccord avec le programme scolaire ?
Parfois aussi, la crainte de ne pas « faire » le programme taraude : « On n’a rien fait aujourd’hui ! Quelle compétence ai-je abordé ? Comment faire des ponts entre ce qui s’est passé en forêt et le programme ? » Corine Martel, conseillère pédagogique dans l’Hérault (4), répond avec des exemples concrets : « Comment apprendre la proportionnalité à des CM2 ? On peut se servir de l’ombre portée de l’arbre. Ou alors, comment mesurer un arbre de 25 mètres de haut ? Avec le théorème de Pythagore. Les élèves le reverront au collège (en 5e en France) et feront le lien avec ce qu’ils ont vécu en forêt ! »
Pour être sûr de faire des ponts avec le programme, l’enseignant peut aussi se faire aider par des naturalistes comme Magali Savio. Elle accompagne des classes sur 10 séances et assiste parfois à la réunion de rentrée avec les parents : « Les enseignants ont besoin d’être rassurés. Oui, ils vont bien cocher les cases du programme, mais dehors, ils le feront au rythme des élèves. »
Romain Cantat complète : « Cette préoccupation autour du programme est plus forte chez les enseignants de CM1 et CM2 qu’avec ceux ayant des plus jeunes élèves ; eux lâchent plus facilement prise. » D’autres fois, c’est le regard de la hiérarchie qui déstabilise : « Mais que faites-vous, en forêt ? C’est vraiment au programme ? » L’animateur nature (MER) riposte : « Oui, ça l’est ! La pédagogie libre pratiquée dehors permet aux enfants de développer ses compétences relationnelles qui seront bénéfiques, de retour en classe. Dehors, les enfants apprennent à coopérer (pour construire un canapé forestier…) ; en classe, il y aura ensuite moins de tension, pour travailler en groupe. »
Faire un pas de côté et être attentif à ce qui se passe !
Dehors, l’enseignant ne peut pas avoir l’œil sur 28 élèves en même temps. Il doit donc lâcher prise ! Sarah Wauquiez prévient : « C’est un lent apprentissage, de lâcher le contrôle sur le groupe ou le contenu pédagogique. Mais c’est obligé. Il faut travailler sur ses peurs, et se dire : j’arrête de me stresser sur un possible accident, sur ce que j’ai planifié. Je fais un pas de côté, et j’observe. Il y a plein de choses qui surgissent, dehors. Sur cette base, je dois tisser le lien avec le programme et les objectifs d’apprentissage – qui ne sont pas forcément ceux planifiés avant la séance. »
Fonctionner ainsi, presqu’à l’envers de ce que l’enseignant fait en classe, c’est inhabituel ! Cela implique aussi d’apprendre à saisir le potentiel d’un lieu. « Un travail de perception, de créativité très nouveau pour l’enseignant, qu’il n’a pas forcément appris en formation », poursuit-elle. Corine Martel précise : « Dehors, plus encore qu’en classe, il faut être attentif à ce qui se passe, pour repérer les connexions possibles entre ce que les élèves vivent et un objectif du programme. »
“En classe, je suis plus dirigiste, j’impose les apprentissages au fil de la journée. Dehors, c’est différent. Je suis plutôt le chef d’orchestre, mais je laisse émerger les questions des élèves, et je construis ensuite les séances en fonction de cela.
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L’enseignante Estelle Jaeck mesure le chemin qu’elle a parcouru depuis la rentrée : « En classe, je suis plus dirigiste, j’impose les apprentissages au fil de la journée. Dehors, c’est différent. Je suis plutôt le chef d’orchestre, mais je laisse émerger les questions des élèves, et je construis ensuite les séances en fonction de cela. Je retrouve un peu la liberté que j’ai connue en maternelle. »
Elise Sergent, qui sort dehors depuis 6 ans, se souvient : « Ce n’est pas facile de lâcher prise, les premiers temps. Mais quand on réalise que laisser les enfants chercher par eux-mêmes ou en coopération fonctionne, on fait pareil en classe. Désormais, je laisse de la liberté et je prends le temps. Et ce n’est pas une perte de temps. Car la capacité acquise par les enfants dehors à s’organiser, travailler seuls, être efficaces en groupe, c’est au final du temps gagné… pour du travail de qualité ! »
Un mot-clé ? La confiance !
Ce lâcher prise a un corollaire : l’enseignant accorde sa confiance. Quel soulagement, précise Sarah Wauquiez, *« car c’est fatigant, d’avoir peur sans cesse qu’il y ait un pépin ! Là aussi, il faut lâcher prise et remplacer la peur par la confiance ». *En l’environnement, d’abord, qui n’est pas forcément hostile… même s’il est mal connu. Confiance en soi, ensuite, car l’enseignant va s’en sortir, même sans être expert en nature. Confiance en les élèves, enfin, qui ne vont pas forcément faire une bêtise quand ils seront hors de vue.
“Dehors, les règles à respecter sautent aux yeux… On ne sort pas de la forêt, on ne grimpe pas sur un arbre plus haut que ce qui a été décidé avec la classe, on ne mange rien de ce qu’on ramasse…
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L’adulte fait le pari que les enfants se serviront à bon escient de la liberté accordée, en respectant les consignes fixées. Car lâcher prise n’est pas synonyme de laisser faire ! Pour Corine Martel, « Dehors, les règles à respecter sautent aux yeux ; elles sont plus explicites ! » Par exemple, on ne sort pas de la forêt, on ne grimpe pas sur un arbre plus haut que ce qui a été décidé avec la classe, on ne mange rien de ce qu’on ramasse, etc.
Le rapport à la règle évolue aussi, observe Élise Sergent : « Il y a peu, nous avions un projet feu. La règle non négociable (« On ne court pas devant le feu ») était facile à intégrer : les enfants ont de suite compris les conséquences qu’il y aurait à ne pas la respecter ! » Enfin et surtout, dans cette nature qu’ils découvrent ensemble, où ils vivent des aventures communes, enfants et enseignant apprennent à se faire confiance, à s’émouvoir ensemble. Cette complicité crée une connexion particulière, qui ne s’oubliera pas, ensuite ! Preuve de la force de ce lien qui se créée dehors ? Les vendredis où il fait beau, Maëlys Lambert invite les parents qui le souhaitent et ses anciens élèves à la rejoindre avec sa classe en forêt pour un pique-nique collectif…
Pas une pratique imposée à l’équipe pédagogique !
L’école dehors est un magnifique projet, qui peut rassembler l’équipe pédagogique… ou pas. Sarah Wauquiez l’a noté : « Cela peut créer des tensions quand l’enseignant sort seul et que sa pratique n’est ni adoptée ni comprise par ses collègues. D’autres fois, des enseignants se sont sentis forcés d’adhérer à cette pratique, car elle est devenue la mode, et est demandée par les parents. »
Ce n’est pas facile de se lancer quand on se sent isolé dans sa pratique, mais pour autant, dit Corine Martel, « on a le droit de ne pas être motivé ! Certains enseignants se sentent incapables de sortir dehors. Cette pratique ne doit pas devenir une injonction de plus imposée aux enseignants, qui en supportent déjà assez ! »
Dans ce cas, l’enfant ne fera peut-être qu’une année d’école dehors. Ce n’est pas grave. Il aura vécu, pendant un temps, une demi-journée par semaine pas comme les autres. Estelle Jaeck ajoute : « Quand des élèves devenus grands reviennent nous voir, ils évoquent souvent des souvenirs de moments particuliers à l’école. Si plus tard, l’un de mes élèves revient et me demande :‘‘Tu te souviens, de ce jour en forêt, où on s’est tous rassemblés autour de notre feu ?’’, je me dirais que j’ai laissé une belle empreinte ! » *
Quand le plein air redonne un nouveau souffle…
Tous les enseignants qui font classe en plein air le répètent : cette demi-journée est une bouffée d’air ! Élise Sergent explique : « En classe, je dispose d’une liberté pédagogique, mais la liberté que je ressens dehors me rebooste. Elle m’est d’autant plus précieuse que nous vivons aujourd’hui des situations compliquées en classe, avec certaines familles, les contraintes, les programmes... Cette bouffée d’oxygène, nous en avons besoin, les enfants autant que moi. » L’enseignante lâche prise également en classe : « Chaque jour, je veille à laisser les élèves des moments d’autonomie. Je reste disponible pour ceux qui le souhaitent, quand ils en ont besoin. Répondre de suite à chaque enfant, selon ses besoins : c’est cette temporalité qu’il faut. »
Cette bouffée d’air donne aussi des ailes pour développer sa créativité. Maëlys Lambert détaille : « En m’ouvrant à la nature, je me suis découverte moi-même ! Et ma curiosité, dehors, est ni nouvelle que cela m’aide à savoir comment éveiller celle des enfants. Ces moments en forêt m’ont donné confiance pour me lancer dans d’autres activités, en musique, par exemple, pour que les enfants soient aussi actifs et curieux qu’ils le sont dehors. » Elle raconte en riant ses dernières trouvailles en classe : deux par deux, les enfants écoutaient un chant d’oiseaux, puis faisaient un genre de parcours d’obstacles pour aller attraper la photo de l’oiseau entendu (parmi plusieurs photos d’oiseaux). Ça a tellement bien marché que certains identifient une dizaine d’oiseaux. Dans la cour, on entend des enfants de 4-5 ans dire : ‘‘Tiens ! Une mésange charbonnière !’’
Des enfants qui ont plaisir à apprendre, une meilleure confiance en soi et de la créativité, voilà sûrement les effets de ce changement de posture… et de bons ingrédients pour retrouver l’amour du métier. Et se tricoter, avec les élèves, des souvenirs hors du commun. Maëlys Lambert conclut : « Un vendredi matin, les élèves étaient peu nombreux. Nous voulions voir où démarrait le ruisseau qui serpente près de notre coin de nature. Nous avons remonté le cours de l’eau… Nous n’avons pas découvert sa source, mais c’était une aventure extraordinaire. L’un des enfants s’est écrié : ‘‘C’est le plus beau jour de ma vie !’’ » Imprimer quelque chose de joyeux et de collectif chez l’enfant, qui se découvre vivant parmi d’autres vivants… Et si ce changement de posture de l’enseignant était le plus beau des cadeaux ?
Références en notes de bas de page
(1) Sarah Wauquiez vient de faire paraître Future skills - Cultiver en plein air les compétences d’avenir, chez Books On Demand (BOD).
(2) À la Maison de la nature du delta de la Sauer et d’Alsace du nord.
(3) La Maison de l’eau et la rivière (MER) est gérée par le Parc naturel régional des Vosges du Nord.
(4) Elle est coauteure, avec Sylvain Wagnon, de Jardiner à l’école pour s’ouvrir au monde - Encourager l’autonomie des élèves et les sensibiliser à la nature, ESF Éditions.