C’est en voyant une classe d’élèves de 7 ans en forêt, un jour d’hiver, qu’est née l’idée de questionner l’école dehors et le genre… Imaginez la scène : de loin, on aperçoit une petite troupe d’anoraks et de bottes pleines de boue. Bonnet jusqu’aux yeux, des enfants jouent, grimpent, coopèrent. Comment distinguer les filles des garçons ? Nathalie Barras, pédagogue par la nature, formatrice d’enseignants et coautrice de L’École à ciel ouvert (1) répond : « C’est difficile : tout le monde est habillé pareil ! Il n’y a plus de collants, plus de jupe. La première chose qu’on dit aux parents de l’école, c’est d’ailleurs : ‘’Équipez votre enfant pour qu’il puisse explorer dehors, avec des vêtements qui ne risquent rien’’. »
Lila Benzid, animatrice nature et fondatrice de l’association Mésanges et Libellules (2), ajoute : « Ces tenues qui gardent au chaud et au sec libèrent les filles des injonctions vestimentaires qu'elles subissent déjà à leur âge : le devoir d'être apprêtées, jolies et soigneuses. Ces tenues mettent tout le monde à égalité de liberté de mouvement. »
“Ces tenues qui gardent au chaud et au sec libèrent les filles des injonctions vestimentaires qu'elles subissent déjà à leur âge.
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La nature, neutre… par nature !
Observons de nouveau les enfants dehors. Certains grimpent à un arbre, d’autres examinent des traces d’animaux, ces deux-là fabriquent un abri à insectes, et leurs camarades ramassent des écorces pour en décorer le toit. Des activités mixtes : il n’y a aucune raison qu’une fille soit plus, ou moins, observatrice vis-à-vis de la nature, qu’un garçon ; ou qu’un garçon sache mieux construire un abri à insectes qu’une fille.
“Quand il s’agit de vivre avec et dans la nature, l’identité de genre ne compte pas.
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Alors, où sont les garçons ? Où sont les filles ? Chacun vaque à ses occupations selon ce qui l’intéresse. Nathalie Barras, formatrice d’enseignants, détaille : « Dehors, tout le monde se mélange. Par exemple, des enfants montent sur un talus et l’un d’eux glisse ; celui qui se trouve devant lui tend la main pour l’aider. Peu importe que ce soit une fille ou un garçon, qui aide ou qui est aidé ! Dans la nature, on répond à des besoins : il y a quelque chose à faire ? On le fait, et c’est ça l’important. La nature n’est pas genrée : l'Homo Sapiens avait un rapport à la nature très égalitaire. C’est une légende que les femmes attendaient dans leur grotte pendant que les hommes chassaient le mammouth ! Je suis issue d’une lignée de femmes qui travaillaient dans la nature : tout le monde devait amener les troupeaux à pâturer ou faire les foins. Quand il s’agit de vivre avec et dans la nature, l’identité de genre ne compte pas. »
Florian Houdelot, animateur nature au Graine de Bourgogne-Franche-Comté, insiste : « Quand on a froid ou chaud, on s’en moque, du genre. C’est une lecture de la société, un modèle dont il faut s’affranchir ! »
Comment l’enfant élevé dans un monde genré se comporte-t-il dehors ?
Mais comment s’en libérer ? L’enfant vit dans une société où les identités sont modelées selon les genres ; il ne fait que reproduire ce qu’il observe chez lui, dans la rue, ou à l’école. Julie Delalande, professeure en sciences de l’éducation et anthropologue de l’enfance (3), rappelle : « Notre société est genrée, donc la culture enfantine l’est aussi. Et il n’y a pas de raison pour que dehors, les pratiques et les relations des enfants entre eux soient très différentes. »
La cour d’école, par exemple, est un lieu avec des codes, des objets et des jeux genrés. Il suffit d’observer une cour d’école primaire « classique », avec peu de végétaux et un terrain de football tracé au sol pour s’en convaincre. Les garçons occupent 80 % de l’espace, font du bruit et jouent au football. Les filles et les non-adorateurs du ballon rond s’installent sur les côtés, où il y a moins de risques de collision avec le ballon ou les footballeurs !
“Notre société est genrée, donc la culture enfantine l’est aussi. Et il n’y a pas de raison pour que dehors, les pratiques et les relations des enfants entre eux soient très différentes.
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Que se passe-t-il dans la nature ? Julie Delalande, qui a suivi pendant un an trois classes de maternelle dehors, détaille : « J’ai noté que, les premiers temps, les garçons jouent beaucoup avec les bâtons (ils tapent, etc.)… Pour une fois qu’ils en ont le droit ! Mais une fois qu’ils ont exploité cette possibilité et assouvi leur soif de taper, l’association ‘’bâton-garçon’’ se défait. » Et alors, ils passent à autre chose : « Il y a davantage de jeux collectifs mixtes : filles et garçons utilisent des éléments de nature et font (pour de faux) un barbecue, ou un feu de camp avec des tas de brindilles. Tous investissent également la cuisine de boue, et décorent des gâteaux de fleurs ou d’écorces. »
Lila Benzid, elle aussi, a mesuré l’attrait de la cuisine de boue : « Notre restaurant ‘’À la bonne tambouille’’ et sa dînette de la forêt en bois et métal, attire autant les filles que les garçons : pour expérimenter la terre, l’eau, la boue et ses textures, décorer les petits plats de plantes de la forêt, sans connotation. Devant la cuisinière (des rondins avec de petites rondelles en bois posées dessus en guise de feux), tous s’affairent ! Même des grands de 11 ans viennent patouiller… »
Corine Martel, inspectrice de l’Éducation nationale (4), qui a suivi des CM1 et des CM2 dehors, fait le même constat : « Fleurs, brindilles, bâtons, petites bêtes : le dehors est non genré. Je vois des garçons cueillir des fleurs pour faire du land art, des filles et des garçons coopérer. Il n’y a pas de leadership d’un garçon, ou d’un groupe de garçons sur la classe. »
Faire école dehors, oui, c'est possible !
Il y a des élèves qui sortent en forêt avec leur enseignant une demi-journée par semaine – et c’est déjà très bien. Et d’autres, pour qui la nature est au programme chaque jour ! Avoir école en forêt, en plein-air, cela change quoi sur les apprentissages de l’enfant et sur son développement ? Découvrez-le dans l'article éducation "Faire école en forêt, oui, c'est possible !".
“Je vois des garçons cueillir des fleurs pour faire du land art, des filles et des garçons coopérer. Il n’y a pas de leadership d’un garçon, ou d’un groupe de garçons sur la classe.
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Et si le genre n’était pas si déterminant ?
Des observations qu’Elise Sergent, qui sort en forêt avec ses élèves de CM1 et CM2 à Mancenans, dans le Doubs, pourrait faire… Mais ce prisme du genre la laisse perplexe. Dans ce petit village rural, les élèves du primaire viennent de l’école maternelle multiniveaux d’à côté : « Ici, la question du genre, comme celle de l’âge, ne se pose pas. Les CP jouent avec les CM2, les filles avec les garçons : tout le monde se mélange dans les jeux collectifs. C’est tout juste si je ne joue pas avec eux ! Pour moi, plus qu’une question de genre, c’est une question de besoins. Certains enfants aiment se dépenser, sauter et faire des jeux collectifs ; d’autres préfèrent les jeux imaginaires, ou rêver, seuls ou en petits groupes. Et ce qu’ils aiment à l’école, en général, ils aiment aussi le faire en forêt. »
Ce qui compterait donc, dehors, c’est de proposer une activité qui corresponde à la zone proximale de développement (5) de l’enfant, et soit en phase avec ses intérêts, selon Nathalie Barras, coautrice de L’École à ciel ouvert : « C’est le tempérament de l’enfant qui dicte son choix : veut-il une activité tranquille, autour de l’imaginaire ou de l’observation ? Ou une activité motrice et collective, comme construire une cabane ? Ce choix-là ne se fait pas en fonction du genre. Je me souviens d’un garçon à l’imagination débordante. Il racontait des histoires pendant des heures ! » La chance offerte avec le plein air, c’est que « L’environnement naturel a l’incroyable qualité de ne pas avoir de fonction définie, donc de décloisonner la question du genre. Ce bâton, que l’enfant ramasse, peut devenir un bâton de ski, une brosse à dents, une baguette de chef d’orchestre, un balai… Une fille peut prendre ce bâton comme une épée laser ou comme un balai. C’est son choix. »
“C’est le tempérament de l’enfant qui dicte son choix.
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La nature fait éclore les capacités de chacun !
Cette possibilité pour chaque enfant de s’épanouir selon ce qui l’inspire, vraiment, donne l’occasion de se découvrir soi-même. Pour Elise Sergent, l’école dehors ouvre le champ des possibles, et ce bien au-delà de ce qu’on imagine qu’un garçon ou une fille aime : « En forêt, tous les enfants trouvent quelque chose qui leur plaît, contrairement à la cour de l’école où il n’y a rien d’autre à faire que des jeux collectifs, si bien que des filles de CM2, qui deviennent préadolescentes, s’assoient sur un banc et discutent. En forêt, ces mêmes filles qui s’ennuyaient en récréation ont toujours quelque chose à faire ! » L’enseignante rapporte aussi le cas d’une élève forte en classe, à qui « l’école dehors apporte autre chose, lui donne un nouveau but : à 10 ans, cette élève a une sensibilité au vivant exceptionnelle. Déjà, en CE2, j’avais noté combien son coin nature l’apaisait. Aujourd’hui, elle fait faire du yoga à ses camarades… »
“L'école dehors apporte autre chose, lui donne un nouveau but : à 10 ans, cette élève a une sensibilité au vivant exceptionnelle.
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Nathalie Barras poursuit : « C’est la nécessité qui crée l’activité et permet à l’enfant de développer ses compétences. Si une fille adore grimper aux arbres, qu’on la laisse marcher sur des troncs, elle a confiance en ses capacités et les développe. Elle pourrait, si elle le souhaite, devenir un jour grimpeuse-élagueuse, à condition que personne ne lui dise : ‘’C’est un métier d’homme !’’ »
Quand l’enseignant questionne sa posture…
Autre enjeu de l’école dehors, pointe Florian Houdelot : « Elle invite l’adulte à s’interroger sur les compétences présupposées des filles et des garçons. Mieux vaut être au clair sur ce sujet, car l’enfant répond aux besoins de l’adulte, avant de répondre aux siens ! » Sylvain Wagnon, historien et professeur en sciences de l’éducation (4), détaille en quoi cette pratique apporte un regard neuf : « L’école dehors rompt avec la forme scolaire dans laquelle on attend des filles qu’elles soient calmes, et on autorise les garçons à être plus bruyants, à prendre plus de place. Cette approche non-disciplinaire (dehors, on ne fonctionne pas par matière) ouvre à des apprentissages pour lesquels les enseignants ont peu de représentations sur les capacités supposées des garçons ou des filles. Dans cet espace différent, avec une forme scolaire et des pratiques différentes, l’école dehors donne de la liberté et peut être un levier pour repenser une éducation moins genrée. »
Mais l’historien prévient : elle ne révolutionnera pas tout, de même qu’installer une cour végétalisée dans une école ne transformera pas, comme par magie, les relations filles-garçons : « Il faut changer les choses en profondeur, et questionner sa propre histoire. » Ainsi, quand Florian Houdelot propose une activité à un garçon qui dit : « Je n’ai pas envie. Ça, c’est pour les filles », l’animateur lui répond : « Tu ne veux pas ? Pas de problème. Mais tu n’as pas besoin de passer par l’argument garçon/fille ! ». L'animatrice nature Lila Benzid aussi est sensible à cette dimension non-genrée de l’animation nature. Elle promeut la mixité dans son équipe, « pour que les enfants aient des modèles identificatoires des deux sexes », quitte à bousculer les codes et proposer aux animateurs de se charger des activités calmes (coloriage, fabrication d’affûts) et aux animatrices, des activités qui le sont moins « pour que les filles aient des modèles de femmes aventurières ! »
Les cours d'école se mettent au vert
Face à l’urgence climatique, les cours d’école se revégétalisent. Visite guidée (et ombragée) de ces lieux qui luttent contre l’effet « îlot de chaleur » d’une cour bitumée, avec l'article éducation "les cours d'école se mettent au vert". Découvrez comment les cours végétalisées transforment les pratiques ludiques des enfants… ainsi que la posture des adultes qui les entourent !
“L’école dehors rompt avec la forme scolaire dans laquelle on attend des filles qu’elles soient calmes, et on autorise les garçons à être plus bruyants, à prendre plus de place.
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En tous cas, insiste la formatrice d'enseignants, Nathalie Barras, « l’école dehors, c’est le moment idéal pour observer qui sont les enfants et où ils en sont de leur développement. » En étant plus attentifs, rajoute Julie Delalande, « les enseignants découvriront peut-être des choses qu’ils auraient pu voir dans la cour de récréation… » De quoi ouvrir leur regard sur ces enfants et sur des talents qui étaient déjà là, et ne demandaient qu’à éclore : une capacité de s’apaiser chez ce garçon fougueux, des compétences motrices insoupçonnées chez cette fillette réservée.
Des citoyens de demain, reliés à la nature
Le chantier, on s’en doute, ne s’arrête pas aux portes de la forêt ou de l’école… Sylvain Wagnon prend l’exemple de la cuisine de boue : « Pédagogiquement, c’est un support génial pour dégenrer et mélanger filles et garçons : il y a un projet commun, on s’y met à plusieurs, on décore. On a besoin d’un partenaire à ses côtés, peu importe qu’il soit fille ou garçon ! Le groupe se connaît mieux et ces occasions d’expérimenter tous ensemble peuvent ramener de la souplesse, quand les enfants rentrent à la maison. C’est nécessaire car du côté des familles, les choses n’avancent pas bien vite ! » On peut ainsi espérer qu’en découvrant, grâce à ce qu’ils ont vécu entre copains dehors, que maman n’est pas biologiquement programmée pour faire la cuisine, ni papa pour s’occuper du dehors (porter un tronc, construire une cabane, etc.), que les enfants interrogent leurs parents et les fassent évoluer.
“L’essentiel, c’est ce que cette fréquentation de nature provoque chez les enfants : cela leur donne une familiarité, des habitudes. C’est une autre manière d’habiter ces espaces !
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Mais Julie Delalande note : « Des activités genrées, il y en aura toujours. Et peu importe. L’essentiel, c’est ce que cette fréquentation de nature provoque chez les enfants : cela leur donne une familiarité, des habitudes. C’est une autre manière d’habiter ces espaces ! » Les enseignants qui font l’école dehors le savent, les enfants reviennent souvent en famille dans le coin nature de la classe. Ils font découvrir à leurs parents la nature autrement, du côté des sous-bois, pour se poser, écouter, observer les petites bêtes. Le principal enjeu est là : que les enfants d’aujourd’hui investissent la nature, non pas pour la dominer, pour que tel ou tel groupe cherche à être au-dessus, à l'exploiter, mais pour l’aimer, s’en nourrir et la protéger.
“Le principal enjeu est là : que les enfants d’aujourd’hui investissent la nature, pour l’aimer, s’en nourrir et la protéger.
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L'animateur nature Florian Houdelot a une jolie formule, il invite à « se réensauvager ; cela redonne de la liberté ! » Et Nathalie Barras s’interroge : « En revivifiant ce lien perdu à l’environnement, on est peut-être à l’amorce d’une révolution. » Une révolution écologique, qui s'affranchit du système des dominations, où filles et garçons seraient au premier rang, côte à côte. Chiche ?
Références en notes de bas de page
(1) Avec Sarah Wauquiez et Martina Henzi, éditions de la Salamandre/ Fondation Silviva. À La Salamandre, Nathalie Barras est autrice des fiches pédagogiques des Kits nature à l’école. Elle fait partie du Conseil de direction d’EducaTerre, une école en forêt en Suisse.
(2) www.mesangeetlibellule.com L’association fait de l’accompagnement scolaire et propose aux enfants de 3 à 11 ans un club nature le mercredi et des séjours nature.
(3) Et auteure de La Récré expliquée aux parents, Audibert, et de Des enfants entre eux : des jeux, des règles, des secrets, Autrement.
(4) Corine Martel et Sylvain Wagnon sont auteurs de L’École dans et avec la nature, la révolution pédagogique du 21 esiècle, ESF.
(5) Qu’on pourrait définir ainsi : espace cognitif situé entre sa zone d’autonomie (ce que l’enfant sait déjà, et qui présente moins d’intérêt, car moins de nouveauté) et sa zone de rupture (ce qu’il ne sait pas encore mais qui, même avec de l’aide, présente trop de difficultés pour être accessible).