Une source inépuisable de créativité
Lichen vert comme une prairie, feuilles fauves de l’automne, tronc à l’écorce grise ou rose, cailloux rayés ou tachetés, plume turquoise et noire, sculpture de glace le long d’un torrent.... Impossible de dresser l’inventaire complet des matières, textures, jeux de lumière, couleurs ou formes que la nature déploie ! Une telle palette de trésors à portée de main, forcément, c’est tentant...
“D’emblée, ils créent ! Dans la nature, ils ont sous la main quantité de ‘’pièces libres’’ aux formes ou textures différentes, mais qui assemblés vont développer leur créativité.
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Et les enfants sont les premiers à repérer ces merveilles. Crystèle Ferjou (1), l’une des pionnières de l’école dehors en France et conseillère pédagogique en arts plastiques, est bien placée pour détailler pourquoi « art » et « nature » se marient si bien.
« Quand on met les enfants en contact avec les éléments de la nature, ils font spontanément des collections de petits cailloux ou de bouts de bois ; ils font de petites constructions (un pont, une cabane). D’emblée, ils créent ! Dans la nature, ils ont sous la main quantité de ‘’pièces libres’’, des micro éléments aux formes ou textures différentes, mais qui, assemblés les uns aux autres, vont permettre de développer leur créativité. Il faut s’appuyer sur cette relation spontanée à la nature pour proposer de nouvelles activités art et nature : elles les amèneront dans des directions qu’ils n’auraient pas explorées d’eux-mêmes... »
Un réservoir de trésors pour qui sait regarder
Mais parfois, leur créativité est un peu « rouillée ». « Créer dans la nature est un moyen d’apprivoiser le lieu, de s’y sentir bien grâce à une expérience imaginaire et sensorielle. Mais à 8-9 ans, certains détestent avoir les deux mains dans la terre ! » signale Marion Escalle (2), éducatrice à l’environnement au CPIE de Coutières.
Et Nicole Goestchi Danesi, professeure associée à la HEP (Haute école pédagogique) du canton de Vaud, en Suisse et didacticienne en arts visuels rajoute : « On a une vision ‘’romantique’’ de l’enfant perdu au milieu de son tas de feuilles, en train de s’inventer une histoire… La réalité est plus nuancée ! Il faut passer du temps dans la nature pour aiguiser son regard et s’habituer à manipuler les éléments trouvés sur place. »
“Feuilles d’automne, fleurs du printemps… La nature n’est pas deux fois pareille !
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La régularité permet aussi aux enfants – surtout à ceux qui sortent peu – de percevoir les possibilités qu’offre la nature, selon le temps, la saison, la lumière. Car la nature se transforme en permanence, et plus on revient dans un même lieu, plus on perçoit ces changements et plus on peut jouer avec.
Une semaine, on ramasse des feuilles vert jaune ; la suivante, on constate qu’elles ont entièrement jauni… Au fil du temps, les enfants deviennent des observateurs pertinents. Anne-Christine Koller, qui pratique l’école dehors avec ses grandes sections de 5-6 ans, à Laval : « Nous allons souvent dans la plaine à côté de l’école ; la nature n’y est jamais deux fois pareille ! Il y a peu, nous avons réalisé un tableau d’automne, avec des feuilles colorées ; nous le referons ce printemps, avec des fleurs, des feuilles d’une autre teinte. Nous pourrons prendre des photos et en parler ensemble. »
Un peu d’imagination… et de techniques artistiques !
Le meilleur allié de l’enseignant, c’est la capacité d’émerveillement d’un enfant. Parce qu’il n’a pas encore ou pas toujours les mots ou les concepts, il est sensible à ce qui l’entoure, ce caillou qui brille, le givre sur cette brindille. Ensuite, une petite dose de fiction suffit à « allumer » sa créativité, note Marion Escalle : « Aux élèves de 4-7 ans, je raconte qu’un lutin a besoin de leur aide pour remettre des couleurs dans son univers ; aussitôt, ils partent chercher des éléments colorés. »
Même constat chez Crystèle Ferjou : « Pour les faire aiguiser leur regard, il leur faut une quête d’éléments qui ait du sens. Ainsi, plutôt que de faire réaliser un mandala, je propose qu’on prépare le gâteau d’anniversaire de l’automne. On part d’une forme circulaire (le gâteau), et on s’interroge : que mettre à l’intérieur pour que cela devienne un gâteau ? Les enfants vont collecter des feuilles de toutes les couleurs. »
Et pour le gâteau d’hiver ? Pas facile de trouver des ‘’ingrédients’’ en janvier ! « Les enfants ont fait de petites boules de terre, qu’ils ont posées sur le gâteau... lequel est devenu une tarte aux boules de chocolat ! Et pour la touche de couleur, certains ont trouvé les fruits rouges du fragon. »
“Je leur propose d’expérimenter plusieurs pistes : un tableau de feuilles, une sculpture sur bois, un visage d’argile…
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L’autre allié de ces séances, c’est la réalisation qui se fait à plusieurs. Elle aide l’enfant à aller plus loin que ce qu’il aurait produit tout seul. Pour que les enfants remettent du merveilleux là où on ne le voit plus, note Nicole Goetschi Danesi, « on cherche à développer leur capacité à porter attention aux choses et en particulier aux choses minuscules ; ils vont récolter des éléments, les organiser entre eux, chercher une symétrie, une mise en scène pour mettre de ‘’l’ordre humain’’ dans l’ordre de la nature et révéler ainsi un tronc d’arbre, un creux, une forme. »
Sculpture, argile, tableau de feuilles...
Mais pour créer, il faut un peu de technique. Marion Escalle : « Lorsqu’ils travaillent sur une création individuelle, je propose d’expérimenter plusieurs pistes. Je leur présente en photo plusieurs techniques : un tableau de feuilles de couleurs ; une sculpture de bouts de bois assemblés entre eux par des végétaux qui servent de lien ; un « patchwork » de feuilles cousues entre elles par des épines de prunelier ; l’argile, comme ingrédient pour dessiner un visage à un arbre, etc. Ensuite, chacun s’approprie ces techniques comme il le veut. »
C’est quoi une « belle » création ?
Quand chacun vient présenter sa réalisation aux copains, la consigne est claire : on n’est pas dans le jugement, sur ce qui est beau ou laid, mais dans l’expression de ses ressentis côté créateur et/ou spectateurs. Le créateur peut dire : « J’aimais bien mon idée de départ, mais le résultat final me déçoit un peu » ; et des spectateurs demander : « Comment as-tu obtenu ce résultat ? »
Et Nicole Goetschi Danesi rajoute : « Ces réalisations, créées spontanément, juste pour le plaisir de les faire, rappellent que le beau peut nous faire du bien… » Il suffit d’observer un enfant en pleine recherche créative, dans un état presque méditatif, seul avec lui-même, pour sentir combien cette expérience le nourrit et renforce son estime de soi ! Marion Escalle conclut : « Comme on ne voit pas tous la même beauté, j’insiste sur le fait que l’important, c’est leur cheminement… Même si à l’école, on est plutôt dans une culture du résultat ! »
Une œuvre d’art éphémère
Une œuvre naturelle est, par essence, vouée à l’éphémère. Est-ce un souci pour l’enfant, de laisser derrière lui son gâteau d’automne ou sa sculpture de galets empilés ? Pas vraiment, note Crystèle Ferjou : « D’abord, dans ses jeux quotidiens, l’enfant est habitué à faire, défaire, refaire. Avec l’art dans la nature, on se confronte à quelque chose de vivant, et l’enfant l’accepte.
Et Andy Goldsworthy (3) ajoute :’’Quand j’abandonne mes créations, elles continuent de vivre sans moi’’. » Anne-Chistine Koller confirme : « À part quelques petits trésors qu’il garde dans une boîte (chaque élève a sa boîte de 6 œufs, remplie de cailloux, lichen, etc.), l’enfant se moque du caractère éphémère de sa création. Ce qui compte, c’est le plaisir qu’on a à faire et à offrir aux autres ; lui, il ne s’use pas… Il ne faut pas sacraliser les productions des enfants, pour ne pas rendre ces derniers matérialistes ! »
En conserver une trace...
Puis Nicole Goetschi Danesi poursuit : « La notion de plaisir de l’enfant est liée à l’expérience qu’il a vécue et qui l’enrichit, pas forcément à la possession. C’est pour cela que l’enfant ne tient pas à garder ce qu’il a fait, contrairement à l’adulte, qui y est plus attaché. Cela n’empêche pas conserver une trace de l’œuvre, grâce à un film ou à la photo. Ce qui pose la question du point de vue : comment prendre cette photo ? Comment utiliser le reflet du soleil sur l’œuvre ? Tout cela contribue à aiguiser le regard de l’enfant sur la nature ! »
“On peut remobiliser le souvenir de cette expérience vécue à plusieurs… Je laisse passer 2-3 mois, pour que les enfants ne soient pas dans la reproduction de ce qu’ils ont vécu dehors, mais dans la re-création.
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Cette expérience de l’éphémère, Anne-Christine Koller l’a vécue avec ses élèves.« Après avoir observé un érable et son dégradé de ses couleurs, les enfants ont fait un cadre avec des bâtons, et sont allés chercher des feuilles de couleurs ; ce tableau se trouve en bord d’un chemin, comme un cadeau offert aux futurs promeneurs. L’objet, en lui-même, ne durera pas mais le ressenti, lui, persiste dans chaque esprit ! Le souvenir de cette expérience vécue à plusieurs, on peut le remobiliser à tout moment. »
Une re-création des souvenirs sensoriels
L’enseignante compte bien s’en resservir : « Je laisse passer 2-3 mois, pour que les enfants ne soient pas dans la reproduction de ce qu’ils ont vécu dehors, mais dans la re-création. Puis je leur dirai : ‘’Repensez à ce qu’on a vécu avec ce tableau’’ ; je mettrai alors à leur disposition encre, gouache, papiers, collage, etc. Chacun plongera dans ses souvenirs sensoriels. Certains, pour rendre l’aspect rugueux de l’écorce, recouvriront peut-être un bâton de ciment ; d’autres vont mélanger de la peinture épaisse avec du sable. Chaque résultat sera différent ! »
Bienvenue à l’imprévu !
Dehors, il n’est pas rare que la séance se déroule autrement que comme on l’imaginait. Anne-Christine Koller sourit : « Moi, je propose… Mais les éléments trouvés dans la nature nous emmènent parfois vers tout autre chose ! Une toile d’araignée avec des perles de rosée et la séance se transforme ! » Crystèle Ferjou ajoute : « C’est la magie des trouvailles des enfants : on ne peut pas prévoir ce qu’ils vont imaginer à l’avance. Ils nous emmènent là où on ne s’attendait pas ! »
“L’enfant réalise qu’exposé au vent, le matériau choisi (les feuilles) ne résiste pas. Cette ‘’situation problème’’ l’oblige à modifier son choix de matériau.
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Il arrive aussi que la nature contrarie la création, note Crystèle Ferjou : « Par exemple, un élève compose un tableau de feuilles. Mais un coup de vent et hop ! le tableau s’efface. L’enfant travaille sa persévérance mais aussi sa créativité ; il réalise qu’exposé au vent, le matériau choisi (les feuilles) ne résiste pas. Cette ‘’situation problème’’, dans notre jargon, l’oblige à modifier son choix de matériau. Il devra peut-être chercher des cailloux ou des petits bouts de bois pour composer son tableau ».
Eh oui, les « invités surprises » que sont le vent, la pluie, une lumière magnifique, la boue ou une plaque de glace sur la prairie bouleversent souvent le programme ! La météo a transformé la séance… et rappelé, aussi, que si le Land art peut être vu comme un désir de l’humain d’imprimer « sa patte » sur la nature, c’est quand même toujours elle qui a le dernier mot !
Les artistes de Land art
Ce courant artistique de l’art contemporain, né après les années 1950, utilise les matériaux trouvés dans la nature. Finis les musées, les galeries, la culture réservés à une élite ! Chaque lieu fournit à l’artiste la matière première (minérale ou végétale) de son travail. Et l’œuvre doit se nourrir de son environnement, se fondre dedans… sans s’y confondre !
Ces « landartistes » célèbres
- Andy Goldsworthy : Ses constructions de glace, neige, galets, arbres, tiges, fleurs sont poétiques, parfois géométriques ou spectaculaires, souvent éphémères. L’artiste britannique les prend en photo pour en garder trace. Le mur qui se promène (un mur de pierres qui semble slalomer entre des arbres), Glaçons empilés, Boule de neige dans les arbres, Plumes mouillées enveloppant une pierre, Pierres de sable (des amas de sable, qui s’effacent au fil des marées) : la lecture du titre de ses œuvres donne le ton, et permet d’en détailler le processus créatif, que la photographie finale ne restitue pas en entier.
- Nils Udo : Son désir de célébrer la connexion avec la nature, d’en révéler la poésie et la beauté s’exprime dans ses compositions aux échelles étonnantes, tantôt minuscules, tantôt surdimensionnées : Radeau d’automne (demi-feuille d’érable stylisée de 4 m de haut, faite en tronc de châtaigner, qui a sa forme complète en se reflétant dans l’eau), le Nid et ses déclinaisons (en pierre, bois, terre, herbe, avec etc.).
Mais aussi :
- Giuseppe Peppone et son travail sur les arbres/le bois
- Michel Blazy et ses installations qui interrogent le vivant (moisissures, végétaux, etc.)
- Miquel Barceló et son travail sur la reproduction de motifs naturels et sur la décomposition
Références en notes de bas de page
(1) Auteure, avec Moïna Fauchier-Delavigne, de Emmenez les enfants dehors ! Comment la nature est essentielle au développement de l’enfant
(2) CPIE, Centre permanent d’initiatives pour l’environnement.
(3) L’un des plus célèbres représentants du Land art (voir encadré).