Dehors, les élèves font de la philo ?

L’école dehors fait naître chez l’élève des réflexions profondes, qu’on nommera ici les « grandes questions philosophiques » sur la vie, la mort, la beauté, le temps, notre place parmi les autres vivants… Pourquoi la nature facilite ce jaillissement de pensée si fécond chez l’enfant ? Et comment le préserver ?

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Lors d’un stage nature, les enfants de 6-11 ans sautent dans les flaques à pieds joints. Une fille de 10 ans voit une grenouille un peu mal en point… Lila Benzid, pédagogue par la nature et fondatrice de l’association ‘‘Mésange et Libellule’’ (1), témoigne : « Ils se sont questionnés sur leur place dans l’écosystème, puis se sont dit que si cette grenouille mourait, elle servirait de repas à d’autres animaux ou nourrirait la terre, si elle s’y décomposait. Ils sont vite arrivés à des interrogations fondamentales sur la vie, la mort, le cycle de la vie ! » Puissantes réflexions que personne n’avait vu venir…

C’est l’épreuve de l’altérité totale ! On est à la fois similaire à la nature (on est vivant ; pour nous aussi, le temps passe) et en même temps différent. Cet effet de contraste, fascinant pour les enfants, les aide à prendre conscience d’eux-mêmes.

Tout enseignant qui fait l’école dehors le sait : en nature, les choses ne se passent jamais comme prévu ! Nathalie Barras, pédagogue par la nature, formatrice d’enseignants et coautrice de L’École à ciel ouvert (2), s’en amuse : « Dans la salle de classe, tout est à sa place : tables, crayons et cahiers… Dans la nature, au contraire, on ne sait jamais ce qu’on va trouver : des arbres, de la mousse, bien sûr… mais aussi tout le reste, qu’on ne maîtrise pas. » Ainsi, il y a peu, les élèves et elle ont trouvé à côté de l’école les plumes d’un corvidé, restes du repas d’un renard qui avait dû croquer sa proie dans la nuit… « Avec nos yeux d’humains, nous voyons cela comme un ‘‘drame’’ mais c’est juste la chaîne alimentaire. Ces plumes au sol nous rappellent la finitude : la vie a un début et une fin. C’est vrai pour les corvidés… mais aussi pour nous ! »

Pour Johanna Hawken, animatrice d’ateliers philosophiques et chercheuse en philosophie de l’éducation (3), la nature engendre de grandes questions philosophiques « car c’est un miroir de la condition humaine : on y expérimente notre fragilité, notre petitesse et en même temps notre puissance. C’est l’épreuve de l’altérité totale ! On est à la fois similaire à la nature (on est vivant ; pour nous aussi, le temps passe) et en même temps différent. Cet effet de contraste, fascinant pour les enfants, les aide à prendre conscience d’eux-mêmes. »

Les remarques puissantes et poétiques des enfants

Est-ce parce qu’entre 4 et 10 ans, l’enfant est curieux de tout, et ne censure aucune des remarques qui lui viennent ? Est-ce parce qu'il découvre le monde pour la première fois qu’il voit des choses que nous, adultes, ne percevons plus ? Johanna Hawken note : « Il y a chez lui ce surgissement de la pensée, peut-être parce qu’il a un rapport plus intense au monde ; il reçoit l’étrangeté, les mystères qui l’entourent plus fort que nous, adultes qui avons été habitués à tout cela et sommes pris par autre chose. »

Ça sert à quoi, la beauté de la nature ? C’est le langage qui me différencie des animaux ? À qui appartient la Terre ?

« L’animisme » (tendance qu’ont les enfants à considérer les choses comme animées et à leur prêter des intentions) dont fait parfois preuve un enfant, qui pense que les arbres peuvent communiquer avec lui ou se sent copain avec un ver de terre, l’aide-t-il à se connecter à la nature ? En tous cas, cette capacité d’émerveillement et d’étonnement produit des pépites « philosophiques » : « Qui a décidé que les papillons seraient beaux ? Ça sert à quoi, la beauté de la nature : juste à admirer les papillons ou les paysages ? », « Tu crois qu’il y a deux feuilles exactement pareilles, dans cet arbre ? », « Elle me voit, cette montagne que je regarde ? », « C’est le langage qui me différencie des animaux ? », « À qui appartient la terre ? »

Parfois aussi, les enfants font preuve d’une étonnante connexion à la nature. Ainsi, Justine, 12 ans, se remémore ses mardis de CM2 (équivalent de la 7e en Suisse) où elle faisait l’école en forêt. Dans ce qu’on appelle le ‘‘Moment à moi’’ (4), Justine s’était choisi un arbre qu’elle trouvait beau ; elle l’avait baptisé Nin-nin, comme son doudou, et lui confiait des choses importantes.

Est-ce inné chez l’enfant de produire de grandes questions, dehors ?

Comment qualifier ces réflexions ? Pour y répondre, indique Coraline Hirschi, enseignante en éthique à la Haute École de travail social du Valais en Suisse (5): « Il faut se demander : estime-t-on l’enfant capable de profondeur ? Peut-il, tout jeune, se poser des questions existentielles ? Si on est attentif à cette composante chez lui, on réalise qu’elle existe dès l’accès au langage, autour de 3 ans. On le voit avec la phase des ‘’Pourquoi ?’’, si insistants. S’ils le sont autant, c’est que l’adulte n’arrive pas toujours à répondre, parce que la dimension derrière certaines questions est d’abord existentielle. » Elle rappelle les travaux d’Alison Gopnik, professeure de psychologie cognitive, montrant que l’enfant a un cerveau de chercheur, programmé pour donner du sens à ce qui l’entoure… donc à se questionner sans cesse !

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Les grandes questions philo : la vie, la mort, le temps qui passe…

L'animatrice d’ateliers philosophiques Johanna Hawken complète : « On pense parfois que l’enfant a une nature innée philosophique, parce qu’il a une puissance de questionnement, une curiosité qu’on perd ensuite avec l’âge. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit naturellement philosophe, car tout le reste de la méthode philosophique se travaille : apprendre à problématiser, argumenter, contextualiser. » Donc philosophe à 4 ans, peut-être pas. Mais doté d’une capacité à produire de grandes questions philosophiques, ça, oui !

Ce chêne a vu des choses qu’aucun de nous n’a vues ; et les glands que nous avons plantés, de futurs chênes, verront des choses qu’on ne verra pas.

La preuve ? Les enseignants récoltent de belles réflexions, avec leurs élèves dehors ! Isabelle Peloux, fondatrice de l’école élémentaire du Colibri (6): « Un jour, les élèves vont observer l’abattage d’un vieux chêne, dont ils ont récupéré quelques glands qu’ils ont plantés. Un garçon est songeur : ‘‘Je me rends compte que ce chêne a vu des choses qu’aucun de nous n’a vues ; et que les glands que nous avons plantés, de futurs chênes, verront des choses qu’on ne verra pas.’’ »

L’enseignante se souvient aussi d’un atelier philo autour de la question « À qui appartient la Terre ? » Les élèves répondent : « Puisqu’on n’est que de passage sur Terre, on devrait la louer plutôt que l’acheter… » Autre interrogation : « Pourquoi est-on sur Terre ? ». Une fillette répond : « Pour voir que c’est beau. Sinon, personne ne le saurait. Imagine une petite fleur cachée derrière un rocher ; elle fait quand même son cycle en s’appliquant, même si personne ne la verra ! »

Ce qu’on perçoit comme un événement négatif peut être vu autrement. Ces haricots dévorés nourrissent les limaces ; ce compost, qui sent mauvais quand il se dégrade, sera bientôt de la bonne terre.

Parfois aussi, ces grandes questions philosophiques naissent sur du très basique : un jour, dans le potager, les enfants découvrent leurs plantations de haricots verts dévorées. Ils cherchent un coupable… avant de comprendre que des limaces sont passées par là. L’agacement retombe : « On a nourri les limaces ; elles devaient être contentes qu’on ait planté des haricots verts ! » Isabelle Peloux souligne : « Ce qu’on perçoit comme un événement négatif peut être vu autrement. Ces haricots dévorés nourrissent les limaces ; ce compost, qui sent mauvais quand il se dégrade, sera bientôt de la bonne terre. Cette vision globale, circulaire, bouscule les façons de penser et éveille les enfants à l’esprit critique. »

S’interroger sur le cycle de la vie, le cycle des saisons…

Autre observation, avec Nathalie Barras et des enfants de 7 ans en forêt : « Devant un arbre énorme, ils se demandent son âge ; nous calculons sa circonférence (2,76 m) que nous multiplions par un coefficient selon l’essence de l’arbre. Celui-ci a 400 ans. ‘‘Waouh ! s’écrient les enfants ; il se passait quoi, il y a 400 ans ?’’ Puis nous cherchons une jeune pousse pour trouver l’arbre anniversaire, du même âge qu’eux. Avec des 7-8 ans, il mesure 10 cm. Devant ce ''bébé arbre’’, les enfants s’étonnent, puis demandent la taille de celui qui a l’âge de leur mamie ou papi. »

L’intérêt ? Sur un petit périmètre, tout un cycle de vie est donné à voir : les pommes de pin, les graines, un épicéa qui sort de terre, un autre qui meurt à côté, et qui enrichit la terre où d’autres pousseront… Dans la nature, la vie et la mort sont là, tout le temps. « De même, vivre le cycle des saisons, voir la vie repartir sur un arbre au printemps, c’est très fondateur pour un jeune enfant. Pas pour relativiser la vie ou la mort, mais pour qu’il comprenne que tout cela est une donnée intrinsèque au fait d’être incarné. »

Il n’est pas rare que des questions surgissent : « Et mon papi qui vient de mourir, où continue-t-il, lui ? » Elle poursuit : « On peut lui dire : ‘‘En toi, il y a une partie de ton grand-papa ; tu as peut-être ses yeux bleus, sa sensibilité, son don pour les blagues’’. Les pertes, les deuils font partie de la vie ; les traverser aide à grandir. Et ces exemples de la nature si généreuse – en particulier le monde végétal – peuvent accompagner le cheminement de l’enfant. »

Que faire du questionnement de l’enfant ?

Les adultes ne sont pas tous à l’aise face aux grandes questions philosophiques : certains s’imaginent qu’il faut avoir lu tout Platon pour être pertinents... Alors que l’enfant n’attend pas forcément une réponse, mais plutôt d’être écouté. Coraline Hirschi rajoute : « Se confronter soi-même à ces questions serait une condition préalable pour accompagner l’enfant dans ses grandes questions. S’interroger sur notre finitude, c’est en effet un tremplin pour découvrir quelles sont nos valeurs. »

L’enseignante en éthique à la Haute École de travail social du Valais (Suisse) a repéré qu’en cours, certains apprentis éducateurs ont du mal avec ces sujets : « Ils les trouvent essentiels, mais ils n’y touchent pas : ils ne savent pas jusqu’où ils peuvent aller sans empiéter sur la vie privée des familles… Ce qui crée de la censure chez l’enfant ! » C’est bien là le risque : faute de savoir comment aborder le domaine existentiel, on ne lui accorde aucune place : « Pourtant, il lui en faudrait une ; pas pour se l’approprier, mais pour partager avec l’enfant ce qu’il veut partager. »

Préserver ce jaillissement de la pensée

Pour Nathalie Barras, la posture de l’adulte conditionne la richesse du questionnement de l’enfant : il doit être à la hauteur de l’enfant, pas dans une position hiérarchique de « sachant » face à lui. « Si déjà, l’adulte est disponible pour écouter l’enfant, alors, ce sera positif ! Il vivra l’instant présent avec lui, s’étonnera, expérimentera ce qui leur est donné à vivre : du soleil, du vent, un crapaud mort, un vol d’oiseaux… »

On les confronte à notre position de vivants parmi d’autres vivants, pas au-dessus des autres vivants !

Un exemple ? « En chemin pour aller ramasser des feuilles, nous croisons une limace. Je rappelle 1 de nos 3 règles (7): ‘‘Je ne prélève pas animaux ni d’insectes vivants’’. Certains enfants voudraient la toucher ; d’autres, l’écraser. Nous débattons : Que fait-elle dehors ? A-t-elle une famille ? Pourquoi on ne peut pas l’écraser ? Après discussion, les enfants concluent : ‘‘Elle pourrait avoir mal. C’est un animal comme nous, donc on lui fiche la paix. Ciao, la limace !’’ On les confronte à notre position de vivants parmi d’autres vivants, pas au-dessus des autres vivants ! »

Pour alimenter ce jaillissement de pensée, il faut aussi se souvenir des intelligences multiples chères au psychologue Howard Gardner, dit-elle : « Il y a plusieurs manières d’être au monde. Notre société en privilégie deux (la logico-mathématiques et la linguistique) mais n’oublions pas les six autres, comme la naturaliste, l’interpersonnelle ou l’intrapersonnelle ! En préparant nos sorties, nous veillons à nourrir l’enfant qui parle à son arbre/pose des questions existentielles, mais aussi l’intelligence logico-mathématiques, basée sur les sciences, d’un autre, qui trouve nul de parler à un arbre ! Si on nourrit cet enfant-là, c’est peut-être lui qui lancera la prochaine grande question philosophique ? »

Penser, ça prend du temps... Sans cela, on ne peut pas philosopher, et on n’est pas dans la pensée, mais dans l’opinion, qui occulte souvent toute la complexité des problèmes.

Et Johanna Hawken rajoute qu’un atelier philo s’accompagne de rituels : « Penser, ça prend du temps. Donc, il faut travailler la question du temps, instaurer des moments de silence, des rythmes permettant à chacun de prendre part à la réflexion ; sans cela, on ne peut pas philosopher, et on n’est pas dans la pensée, mais dans l’opinion, qui occulte souvent toute la complexité des problèmes. C’est important pour les enfants de découvrir que de grands problèmes, notamment environnementaux, exigent de grandes réflexions ! »

Illustration © Océane Meklemberg - Salamandre École.

Comment répondre aux grandes questions philosophiques ?

La bonne nouvelle ? On n’a pas besoin de donner une réponse à l’enfant ! Cela éviterait déjà les faux pas, note Coraline Hirschi : « Certains enfants arrêtent de se questionner si l’adulte leur répond à côté ou donne une réponse mécanique, scientifique, qui n’est pas sur le même registre. » Pour éviter ces faux pas, la pédagogue par la nature Lila Benzid dit aux enfants qu’une question – comme « Pourquoi les papillons sont beaux ? » – a deux réponses possibles, celle du scientifique (pour séduire les femelles) et celle du poète, que chacun invente !

Le plus souvent, ce dont l’enfant a besoin, c’est de se sentir écouté et compris. L’adulte peut donc lui répondre sincèrement « Je ne sais pas te répondre » ; il n’est plus un sachant, mais un adulte qui se questionne avec l’élève.

Est-ce les autres qui nous disent ce qui est beau ou moi qui le décide tout seul ? Apprend-on à juger de la beauté ?

Et Johanna Hawken précise : « Dans un atelier philo, l’adulte doit même s’abstenir de répondre ! Ainsi, face à la question ‘‘Qui a décidé que les papillons devaient être beaux ?’’, il peut reformuler pour accompagner les enfants dans leurs réflexions : la beauté est-elle un jugement écrit par les humains ? Est-ce les autres qui nous disent ce qui est beau ou moi qui le décide tout seul ? Apprend-on à juger de la beauté - ce qui voudrait dire qu’on nous donne des normes de la beauté pour juger ensuite ce qui est beau ou non. » De quoi débattre des heures !

Mais d'autres fois, une question en lien avec la nature exige une réponse avec du contenu scientifique, poursuit-elle : « ‘‘Est-ce la parole qui me différencie de l’animal ?’’ par exemple. On peut étudier le chant des oiseaux, le mode de communication des baleines, etc. avant de débattre. La réflexion sera plus précise, plus exacte. »

En se confrontant à la finitude, on veut retrouver son pouvoir d’action.

C’est ce qu’a vécu Nathalie Barras avec ses élèves de 5-8 ans : en route vers la forêt, la petite troupe voit sur le chemin des crapauds morts, écrasés. Les enfants cherchent à comprendre ce qui s’est passé : c’est la saison de la migration, des crapauds ont dû se faire écraser par des tracteurs.

De retour en classe, l’enquête se poursuit auprès du service de l’environnement : Connaît-on le nombre d’amphibiens qui meurent lors de la migration ? Comment aider les crapauds à traverser ces routes ? Peut-on installer des barrières de protection pour amphibiens« En se confrontant à la finitude, analyse Coraline Hirschi, on veut retrouver son pouvoir d’action. » Ici, face à la mort de ces animaux, les enfants se sont mobilisés, à leur échelle.

Que gagnent les adultes à écouter les questions philo des enfants ?

Et si avec leurs questions profondes, les enfants nous invitaient à réveiller les nôtres en nous : « Comment est-on capable d’être en relation avec la nature, qu’avons-nous perdu de ce lien? », se demande Coraline Hirschi. Tandis que Johanna Hawken ajoute : « Nous pourrions retrouver les raisons pour lesquelles il faut se mobiliser politiquement pour telle ou telle chose. Les paroles des enfants, qui voient ce qui est problématique dans le réel au lieu de l’accepter, s’y habituer ou même renoncer à le voir nous rappellent à nos responsabilités… »

Et si cette flamme vive des grandes questions philosophiques de l’enfant était une chance pour nous tous, petits et grands ?

Références en notes de bas de page

(1) mesangeetlibellule.com
(2) Avec Sarah Wauquiez et Martina Henzi, coéditions de La Salamandre et Fondation Silviva. À La Salamandre, Nathalie Barras est aussi autrice des fiches pédagogiques des Kits nature à l’école. Elle fait partie du Conseil de direction d’ÉducaTerre, une école en forêt en Suisse.(3) Et autrice de La philo pour enfants expliquée aux adultes, Éditions du Temps présent.
(4) Quand les enfants s’éloignent les uns des autres et de l’enseignant, pour se poser 10-15 minutes avec eux-mêmes, dans le coin nature qu’ils se sont choisis. (5) Philosophe des droits de l’enfant, elle forme de futurs éducateurs de l’enfance, qui travailleront auprès des 0-12 ans (en crèche ou en périscolaire).
(6) lesamanins.com/ecole-du-colibri/
(7) Les 2 autres sont :
« Je prélève avec mesure et respect » et« Si je vois une baie ou un champignon, je les montre aux adultes. »

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