Apprendre avec ses mains et ses sens
Un garçon de 10 ans, regard intense et casquette bleue vissée sur la tête, tient un livre à la main, Le guide nature, Les Petites bêtes de La Salamandre (promis, la publicité est involontaire !). Avec ses copains, il examine la soucoupe tenue par l’un d’eux. Elle contient leur « récolte » de petites bêtes rampantes : une limace et « Oh, un ver de terre », s’écrie une petite voix. D’un ton docte, le garçon à la casquette rétorque : « C’est un lombric commun... »
De pareilles rencontres n’ont lieu que dans la nature ! Le premier face-à-face avec le fameux lombric reste d’ailleurs gravé dans les mémoires, observe Natacha Rihs, enseignante à l’EPS (Établissement primaire et secondaire) Isabelle-de-Montolieu de Lausanne : « Il déclenche un mélange des cris de peur et d’excitation, entre ceux qui sont dégoûtés et ceux qui veulent le prendre dans leurs mains. » Certains ont même attribué un prénom – Roger – au ver de terre qu’ils tiennent !
Passer de la classe au jardin ouvre la porte à des expérimentations sensorielles qui n’existent pas en classe. Et il y a des choses qu’on apprend mieux dehors, une pelle ou un grattoir en main, que devant un cahier ; l’enseignante est la première convaincue : « J’aime avoir les mains dans la terre, observer la nature, être surprise par un insecte, une fleur... Les élèves le sentent. Je les embarque avec moi et ils adorent cela ! C’est un moment authentique, qui nous emporte tous. »
“Ces souvenirs sensoriels et émotionnels colorent la séance et facilitent « l’encodage » des savoirs tout frais dans la mémoire.
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Pas besoin d’avoir un jardin immense pour bénéficier de l’éveil sensoriel que la nature déclenche en nous. Sabrina Chapuis, qui enseigne à des élèves de 9-11 ans à l’EPS de Bussigny : « Notre jardin n’est pas grand. Alors nous proposons plusieurs activités : un groupe plante des légumes ; un second dessine les arbres ; un troisième observe les insectes ; d’autres élèves finissent un exercice commencé en classe... Puis les rôles tournent. »
Des stimulations sensorielles qui facilitent la mémoire des savoirs
Dehors, donc, les stimulations sensorielles arrivent de toutes parts : l’odeur de la terre après la pluie, le contact avec une grenouille ou le velours d’une feuille, un coup de vent qui disperse les feuilles, une averse qui surprend tout le monde. Ces souvenirs sensoriels et émotionnels colorent la séance et facilitent « l’encodage » des savoirs tout frais dans la mémoire : « C’est précieux d’avoir un exemple concret, pour les élèves qui se rappellent mieux des choses quand ils les vivent. Ensuite, en classe, je pourrai dire : ‘’Souvenez-vous, on l’a vu au jardin !’’ ; l’un d’eux répondra : ‘’Ah oui, c’est vrai. Le jour où on a fait ces mesures, il pleuvait, j’avais froid aux pieds !’’ Cela permet de faire d’autres liens, de développer d’autres intelligences. »
On ne fait pas cours, on « fait », tout simplement !
Le jardin est de plus le paradis du « learning by doing ». Ici, la photosynthèse des plantes, ce n’est plus seulement une leçon en classe, note Sabrina Chapuis : « Les enfants réalisent que sans eau, sans lumière, une plante meurt. Ils comprennent comment la nature fonctionne : ils attrapent une petite bête, la regardent à la loupe binoculaire, retrouvent dans un livre de quel insecte il s’agit, découvrent la chaîne alimentaire. Les plus grands apprennent à mesurer un grand arbre à l’aide d’un petit bout de bois, en utilisant le théorème de Thalès ; ou mesurent le jardin avant d’en faire une maquette. Ce sont des mathématiques très appliquées ! Cela prend plus de temps, mais les compétences sont plus ancrées. »
Natacha Rihs rajoute : « Les liens jardin/classe, c’est nous qui les apportons aux élèves ; mais ils les font parfois tout seuls... Ou en trouvent certains auxquels nous n’avions pas pensé ! » Ce besoin de concret est aussi utile aux enseignants : « Le jardin est un outil merveilleux, qui m’a remotivée pour enseigner les sciences. En classe, on peut faire un schéma ou montrer une belle vidéo pour expliquer la croissance d’une plante. Mais cela n’a rien à voir avec le fait de mettre une graine en terre, l’arroser, la voir pousser. »
Un autre rapport face à l’apprentissage…
Ce jardin transforme aussi le rapport des enfants au savoir. Sabrina Chapuis détaille : « Bien sûr, on fait pousser des choses pour les manger, plus tard. Mais ce jardin est aussi un laboratoire : on essaie de voir ce qui se fait dans la nature, et ce qu’on peut faire dans le jardin. Les élèves font des essais de plantations… Parfois cela marche, d’autres fois, non. Mais tant pis, on apprend toujours quelque chose ! Par exemple, on a planté des courgettes, que les limaces ont toutes mangées. Alors, on s’est demandé comment protéger la prochaine récolte. »
“C’est donc une formidable nouvelle que les enfants ne cherchent pas à réussir à tout prix mais soient motivés par le simple plaisir d’expérimenter.
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De ces expériences, les élèves apprennent : « La patience, l’humilité et le fait qu’on ne contrôle pas tout ! » Ils s’habituent aussi à se lancer dans un apprentissage même sans être sûrs de réussir. Or, apprendre, c’est toujours un saut dans l’inconnu, qui déstabilise d’abord, puis mène soit à l’échec, soit à la réussite.
La peur d’échouer peut inhiber la soif d’apprendre de certains, trop fragiles pour supporter la douleur de l’échec. C’est donc une formidable nouvelle que les enfants ne cherchent pas à réussir à tout prix mais soient motivés par le simple plaisir d’expérimenter.
Un autre rapport entre élèves et avec l’enseignant aussi
Dans la nature, oubliées, les discussions autour des devoirs ou des évaluations ! On le comprend en voyant Sabrina Chapuis et 3-4 élèves, visseuse à la main, en train de construire des nichoirs à oiseaux. L’enseignante s’en amuse : « On papote, on se découvre autrement ; cela bonifie la relation ! » D’autres fois, le jardin fait remonter une part de l’histoire d’un enfant, qu’il livre peut-être pour la première fois, créant un lien plus intime avec les copains et l’enseignant. Natacha Rihs : « Certains élèves me disent :’’J’avais un jardin dans mon pays d’origine’’ ; ‘’cette plante-là, je l’ai déjà mangée : il y en avait chez mes grands-parents.’’ En ravivant des souvenirs, le jardin enclenche de jolies discussions ! »
“Au jardin, on apprend à se laisser surprendre par ce qui advient, un hérisson qui passe, un arc-en-ciel, des limaces voraces...
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De plus, dehors, l’enseignant n’est pas toujours le seul à détenir une expertise. Pierre Fumeaux : « Il y a des élèves aux compétences étonnantes : habileté manuelle, capacité à se repérer sur un plan, connaissance des oiseaux. D’un coup, l’enseignant devient élève ! » Ce changement de posture, Émilie Hediger, enseignante à Bex, l’observe aussi : « On mélange des élèves de 8, 11 et 13 ans, pour former des groupes qui vont fabriquer un nichoir, une impression végétale sur tissus, etc. Le mélange des âges permet aux grands de se responsabiliser ; des élèves difficiles changent d’attitude… ce qui modifie notre regard sur eux. Et les petits s’identifiant aux aînés, l’apprentissage se fait par les pairs plutôt qu’avec l’enseignant. »
Enfin, au jardin, on apprend à se laisser surprendre par ce qui advient, un hérisson qui passe, un arc-en-ciel, des limaces voraces. Car ici, rien ne se passe comme prévu. Et c’est cela qui est bien ! Cela encourage à s’adapter sans cesse, ce qui est le propre de la vie. Parfois aussi, c’est l’enseignant qui crée la surprise : Sabrina Chapuis a proposé à ses élèves d’enterrer dans le futur potager un bocal rempli de petits mots (écrits par eux). « Ça va peut-être aider les légumes à pousser… ». Quel geste poétique !
Quand l’enfant enlève son costume d’écolier…
Le jardin invite à un tas d’activités : coopérer entre élèves, expliquer aux autres, aider ceux qui ont du mal ; des compétences transversales développées aussi en classe, mais qui sont centrales, ici… et qui permettent aux enfants peu à l’aise avec les matières académiques de s’épanouir.
Et Sabrina Chapuis se souvient d’un élève « surdoué » en jardin, avec un leadership, une attention aux autres incroyables, alors qu’entre quatre murs, il avait du mal à trouver sa place. Pour les élèves à besoins particuliers, ces séances sont souvent une aubaine… D’un geste hésitant, un enfant fait un trou pour planter une betterave. À côté de lui, un copain (plus expert) glisse : « Creuse plus ! » Parfois, le jardin fait même office de « révélateur » de talents, se souvient Natacha Rihs : « Je pense à un élève toujours avachi en classe. Dehors, c’est comme s’il se réveillait : il n’a pas lâché la pelle pendant deux heures… »
Petit jardinier deviendra (peut-être) écolo
Grâce à ce jardin, les élèves réalisent le travail nécessaire pour qu’un légume arrive dans leur assiette. « En comprenant mieux le processus, ils respecteront peut-être plus les légumes, espère Sabrina Chapuis. Les élèves vont se dire : ‘’Une fraise en hiver ? Ce n’est pas normal.’’ » Ils intègrent le rythme des saisons et la nécessité d’une alimentation locale et diversifiée : « On a partagé une soupe à la courge ; ils en ont ramené une chez eux. On leur a aussi fait goûter des blettes, des betteraves, des panais – dont certains ignoraient l’existence ! »
Et Émilie Hediger confirme que même les préadolescents de 11-13 ans (qui ont choisi de planter une salade, l’ont arrosée, désherbée, avant de repartir avec) étaient très investis. Ce sont eux, en classe, qui me disaient : « Madame, n’oubliez pas, il faut passer au jardin arroser les salades. »
“Cette conscience écologique rentre dans l’ADN de l’enseignement, et est ‘’distillée’’ dans toutes les matières.
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En parlant potager, on aborde l’équilibre alimentaire, argumente Sabrina Chapuis, puis les pesticides ; et par extension la consommation d’eau, de viande. Le jardin est un formidable starter pour parler de choses en lien avec la nature. « La grosse différence avec ce qu’on fait en classe ? Ici, on ne dit pas : "Aujourd’hui, on fait écologie’’. On ne fait pas de grands discours, mais on plante ! » C’est ainsi qu’on donne envie aux élèves de ne jamais perdre ce contact précieux à la nature.
Sensibiliser aux questions écologiques et trouver un équilibre nature-numérique
Car c’est impératif de les sensibiliser aux urgences environnementales. C’est un rôle nouveau pour nous, mais c’est enthousiasmant, et cela donne une image positive de l’école ! Cette conscience écologique rentre dans l’ADN de l’enseignement, et est ‘’distillée’’ dans toutes les matières, français, mathématiques, technologie, arts… et même latin (avec le nom des plantes) ! « On s’occupe de ce dont on doit s’occuper aujourd’hui. » Son collègue Pierre Fumeaux remarque : « On plante des graines… Sur une classe de 20 élèves, cette sensibilisation créera peut-être une vocation chez deux d’entre eux. Les autres seront sensibilisés, y compris ceux qui n’auraient jamais eu accès à cela sans l’école. »
Enfin, prendre l’habitude de sortir chaque jour, rappelle Pierre Fumeaux : « C’est un cadeau ! Le temps passé ici me fait– nous fait – du bien. C’est important de donner ce goût-là aux enfants, car nous avons besoin d‘être dehors, pas seulement entre quatre murs ou devant un écran. » L’enfant qui a compris combien l’équilibre nature/numérique était crucial s’en souviendra, plus tard. Même si, bien sûr, il s’évertuera à l’oublier un temps, une fois adolescent !
Cet article a été écrit à partir des témoignages du reportage La nature à l’école, Tout pour réussir ses projets pédagogiques, La Salamandre.
Comment faire sortir de terre un jardin en 5 questions
- Quoi ? Un mot d’ordre : pas de censure ! Prairie fleurie, potager, hôtel à insectes, canapé forestier, étang (dessiné par les élèves), nichoir à oiseaux, recensement d’hirondelles, tunnel à petite faune (pour hérissons), etc.
- Où ? La municipalité peut prêter un bout de terrain ; ou un espace dans l’école peut être investi. Mieux le projet est ficelé, plus il sera facile de convaincre les autorités…
- Avec qui ? Travaillez en équipe ! Arnaud Aguet, directeur de l’EPS de Bussigny : « Cela fait un projet d’établissement, qui a du sens, porte des valeurs positives, et crée de la transversalité dans l’action pédagogique. »
- Quand ? Un jardin prend du temps. Et exige d’être entretenu… y compris pendant les vacances. Associez les parents d’élèves mais aussi la commune pour qu’ils se relaient, l’été.
- Combien ? Il faut un peu d’argent pour acheter des graines et de quoi équiper le jardin. L’avantage ? Comme ils l’ont fait pour la prairie fleurie, avec Émilie Hediger, les enfants peuvent mener le projet de A à Z : commandes des graines, plantation, arrosage, etc.
Pour vous aider, télécharger et visionner toutes les fiches techniques, pédagogiques et les vidéos-tutos de nos Kits nature à l’école !
Le jardin, un outil merveilleux, mais pas magique !
Malgré ses atouts, le jardin n’est pas un support pédagogique qui redonne, comme par miracle, le goût d’être élève à tout enfant. Natacha Rihs : « Nous perdons certains élèves : ils n’aiment pas le contact avec la nature. Le sol, les insectes leur procurent des émotions terribles ! Le ver de terre en terrorise plus d’un... mais la coccinelle, aussi ! Et le contact avec la terre questionne : qu’y a-t-il dedans ? Peut-on attraper des maladies ? J’explique que le corps est fait pour se défendre, qu’on peut se laver les mains pour se protéger. La crise sanitaire a dû accroître ce type de craintes. Cela donne lieu à des discussions que nous n’avions pas imaginées ! Il y a un travail à faire pour aider les élèves à se familiariser avec cet univers. Mais parfois, le lien ne se crée pas... »